Le blog d'Agnès Gayraud

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La petite tête de harpe

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Je ne sais quel hasard m’a mise en présence de cette image. Je traînais sur le web, comme tout le monde, et depuis trop de temps, quand j’ai vu ce visage, noyé dans la mosaïque multicolore d’une recherche google. C’est peu dire que cette figure a attiré mon regard : si j’étais superstitieuse, je dirais qu’elle m’a choisie, avec son expression indéfinissable, royale sans aucun doute, impassible mais légèrement susceptible, ses yeux creux et félins qu’on peut remplir d’un tas de chimères archaïques et exotiques, et sa beauté si moderne — avec cette coupe de cheveux qui ressemble à celle que je pourrais me faire, si j’optais, à la place de cheveux organiques, pour une perruque de Playmobil. Je suis tombée sur elle et je l’ai reconnue. Ce serait elle,  cette tête, me suis-je dit presque instantanément, qui illustrerait « Senga », cette autre chimère qui me ressemble et n’est pas moi, qui fait tout ce que je ne sais pas faire, vit dans la nature — qui me manque.

Alors j’ai enquêté sur cette tête. La photo était extraite de L’Encyclopédie photographique de l’Art, parue en juillet 1935, une série de volumes consacrés aux collections du Louvre et intégralement réalisés par le photographe André Vigneau. J’ai retrouvé le volume en question à la bibliothèque de l’Ecole Normale Supérieure, rue d’Ulm. C’était fascinant de la voir de plus près, et sous différents angles, d’en apprendre plus sur elle et de découvrir ce profil que je ne soupçonnais pas aussi beau.

D’après Vigneau, il s’agissait d’une tête royale de la fin de la XVIIIe dynastie des pharaons d’Egypte, trouvée sur le riche site El Amarna, où des vagues de Français, d’Anglais puis d’Allemands collectèrent — pillèrent — pendant deux siècles une série de vestiges du règne d’Aménophis IV, époux de Nefertiti. Taillée dans du bois de Rengas, la tête couronnait selon Vigneau le haut d’une harpe.

Par une petite pastille d’internet, j’avais plongé si loin dans l’histoire de l’humanité que j’en étais étourdie, comme si j’avais touché du doigt un secret qui m’étais réservé depuis le fond des âges. Pour persévérer dans l’ivresse, je forgeais le projet d’aller voir la tête qui, d’après le livre, certes vieux de 80 ans, se trouvait au Louvre, exposée comme il se doit au pavillon des antiquités égyptiennes.

tetedeharpe_profil_encyclopedieIl était certes étrange qu’une œuvre d’une telle beauté n’apparaisse qu’une seule fois sur internet. Dans la collection en ligne du musée, elle était introuvable. Je décidai d’envoyer une missive à l’ancienne pour demander l’autorisation de la photographier sur place : «  Cher monsieur le conservateur du Musée du Louvre… » : il fallait bien faire comprendre que la demande était modeste mais pour moi de première importance. Deux semaines passèrent, je commençais à en conclure que mes courriers étaient passés inaperçus dans la tonne de documents électroniques et papyriques qu’une administration muséale a en charge. Mais on me répondit. On me renvoyait à l’agence photographique qui me renvoya au documentaliste. Outre la stérilité de ces va-et-vient cordiaux mais sans résultat qui durèrent plus d’un mois, j’avais appris en chemin une information capitale. La petite tête de harpe n’était plus exposée au Musée du Louvre, ni nulle part ailleurs. Considérée dans les années trente comme une antiquité égyptienne, on avait découvert dans les années 80 qu’il s’agissait d’un faux.

L’étude dendrochronologique — permettant la datation du bois — attestait que le bois de rengas en question avait moins de 400 ans et que la sculpture avait probablement été réalisée au début XXe siècle, au moment même où les découvertes de nombreuses têtes royales sur le site d’Amarna offraient aux faussaires un véritable catalogue de modèles à imiter et à contrefaire. La « coupe anormale de la coiffure » selon Vigneau prenait tout à coup un autre sens. Et ma chimère, « Senga », aussi. Qu’importe, c’était exactement sa vérité à elle d’être un faux et d’être unique. Privée du jour au musée, mais sauvée quand même sur les supports reproductibles d’une chanson pop d’aujourd’hui.

J’aurais voulu la voir, quand même. Mais la petite tête de harpe est remisée depuis près de quarante ans. J’avais entrevu la possibilité d’une autorisation pour aller la prendre en photo avec le photographe Alexandre Guirkinger. Rendez-vous fut même fixé avec le conservateur. Puis, par un tour arbitraire dont seule est capable l’administration en tant que système autonomisé qui, contrairement à un être humain, n’a pas idée de l’indignité qu’il y a à ne pas tenir ses promesses, j’ai reçu cinq jours plus tard un message qui revenait sur l’autorisation accordée en commençant par la triste formule « nous avons le regret de » vous annoncer que les délais sont finalement trop courts. A mesure que les semaines ont passé, la possibilité de la voir qui m’enchantait s’est amenuisée, jusqu’à disparaître sous les couches épaisses du réel qui dit non. Pour l’heure, je n’ai donc jamais vu en vrai la petite tête de harpe. Protégée dans l’obscurité des profondeurs du Louvre, elle n’a pas encore eu l’heur de sortir de sa réserve pour impressionner la pellicule d’un photographe du XXIe siècle. Qui pourtant n’échangerait pas un million de selfies contre une trace contemporaine de sa beauté antidatée?

Post-scriptum : Sur la pochette de Senga, c’est donc une reproduction de la photo d’André Vigneau que Johann Lhuillery a mise en image. Je n’ai pas retrouvé les ayant-droits du photographe, après plusieurs coups de fil dans des musées ayant exposé ses œuvres. Mais j’ai appris qu’André Vigneau est mort en 1968, bien que sa page Wikipedia, dénuée de date de décès, lui attribue à ce jour 124 ans. Le réel a toujours, décidément, un double fond :  André, si tu me lis, tes photos sont admirables.