Le blog d'Agnès Gayraud

Pensées

Troublée dans le genre : Onoda, Titane et moi

Pour des raisons peu élucidées, je suis sensible aux aventures d’individus livrés à eux-mêmes dans la nature, à ce genre que les catégories actuelles du cinéma désigneraient comme survival, mêlant les influences de Daniel Defoe, de Jack London, de Jospeh Conrad et les écrits d’explorateurs solitaires disponibles depuis l’invention de l’écriture. Entre Davy Crockett et Saint François d’Assises, j’ai probablement inscrit dès l’enfance dans mon imaginaire une sensibilité particulière pour l’« appel de la forêt » et les robinsonnades. J’ai beau être émue par les dandys et concernée par les concepts, ma morale du monde s’est cristallisée quelque part entre les pages de « Construire un feu ». Je continue de lire Jack London avec le sentiment d’y avoir affaire à la vraie vie. Non que la nature sauvage représentée dans ces textes y donne accès à quelque chose de pur : elle reste travaillée par la violence sociale objective, le poids de l’histoire de la domination, même à l’écart de la société. Non que je souhaite moi-même épouser cette forme de vie. Mais c’est ainsi, les histoires de ce genre m’édifient, comme on parlait autrefois d’édification morale, elle me donne accès à un sens profond de l’existence.

Man in the Wilderness

J’ai surtout un faible pour le genre tél qu’il se fixe dans les années soixante dix au cinéma, depuis Man in the Wilderness (Le Convoi Sauvage, 1971) de Richard Sarafian, Walkabout de Nicolas Roeg (encore un film de 1971) ou Jeremiah Johnson (1972) de Sydney Pollack jusqu’aux très beaux et bien plus récents L’étreinte du Serpent de Ciro Guerra (2015) ou Lilian (2019) d’Andreas Horvath. Je suis toujours émue par ces figures d’errance, sortes de Robinsons trash aux visages émaciés, témoins des plus matinaux levers de soleil. 

Survival contemplatif

Assez naturellement, Onoda, le film d’Arthur Harari en sélection cette année à Cannes, est venu s’inscrire dans ce goût que je cultive un peu sans y penser pour le survival à profondeur métaphysique. On y voit en plus construire de magnifiques cabanes en pleine bambouseraie, des uniformes à la couleur changeante, rapiécés de part en part, après des années de boue, de pluie et de crasse. On y scrute le mode de vie ascétique, au cœur de la végétation tropicale, d’un soldat qui refusa pendant trente ans d’admettre la défaite du Japon en 1944 et continua sa guerre, sur l’île de Lubang aux Philippines où il avait été envoyé. Lui et les trois compagnons qui s’engagent à ses côtés, couchent à même le sol, apprennent à distinguer la part du poison et du fruit comestible, mènent quand il fait faim des actions de guérillas aberrantes contre les civils philippins pour leur voler bétail et grain. 

Fait remarquable dans ce film sur un déni de réalité, l’extériorité est reine, comme la pluie qui semble inonder jusqu’aux genoux des spectateurs. Les scènes sont filmées à hauteur d’hommes, comme si Arthur Harari voulait nous rapprocher de ce qu’a pu être l’expérience quotidienne de cette folie. Dans une récente interview, il explique qu’il ne pouvait filmer cette histoire comme un « trip », à la façon du Fitzcaraldo ou du Aguirre de Herzog. Il fallait mettre en scène non la dérive psychédélique d’un équipage maudit durant quelques semaines le long de l’Amazone, mais la démence sobre, calculée pour durer trois décennies, d’un soldat en campagne, pratiquement, à vie. Le montage des séquences prend en charge le défi cinématographique de cette durée, et dessine, sans la fixer tout à fait, une cartographie de l’île. Il y a la carte militaire évidemment désuète, mal informée, à laquelle s’accroche l’idée fixe d’Onoda, qui donne à l’île son contour fantasmatique. Il y a ce rivage Sud où tout pourrait basculer. Il y a aussi ces débuts de séquences cadrés à peine au dessus de la canopée, surplomb qui offre le sentiment paradoxal d’une vue d’ensemble dépourvue de recul, immergée.

L’histoire est ambiguë, moralement très complexe. Le « héros » n’est pas vraiment un idéaliste, c’est un homme guidé par une idée fixe, une sorte de psychorigide dont la psychose a pris les dimensions dantesques d’un déni de l’histoire, jusqu’à parvenir à rendre un temps son hallucination collective. Onoda est manifestement habité par un racisme odieux à l’égard des Philippins, désignés comme « Donkos », sa fidélité à l’armée japonaise est paradoxale, son « honneur » même prend un sens contradictoire : à Futamata, il est formé par le général Yoshimi Taniguchi à la « guerre secrète », autrement dit à la guerilla qui terrorise les civils, use d’armes explosives contre des populations désarmées. Être un soldat de la « guerre secrète », c’est en outre accepter de recourir au mensonge, à la manipulation. Tout faire aussi pour ne pas mourir, quitte à se déshonorer — il tue la femme qui le menace maladroitement d’une arme qu’elle ne contrôle pas —, là où la culture militaire japonaise n’offre qu’une seule issue au déshonneur : la mort. 

Onoda bien sûr est aussi un film de guerre, d’opérations militaires, de sacrifices de soldats. Mais la guerre qui dure devient un bivouac éternel, un art de survivre dans la nature tropicale qui est, en fin de compte ici, le seul ennemi tangible. À l’image de son arme à la longévité impressionnante (en 1973, le fusil reçu en 1944, un Arisaka type 99, était toujours en parfait état de marche), Onoda est avant tout un survivant. Et je retrouve en le découvrant des traits qui me ramènent à ma vieille passion esthétique pour les survivals contemplatifs évoqués plus haut. 

Le film dure trois heures, et sur ce temps long de « 10 000 nuits dans la jungle », il ne faiblit pas. Sans doute par le jeu remarquable de ses acteurs (Yūya Endō en Onoda jeune et Kanji Tsuda en Onoda vieux) mais aussi par l’écriture profondément humaine de ses personnages, notamment des trois compagnons qu’Onoda a sous ses ordres, Kosuka, Shimada et Akatsu — ce dernier joué par Kai Inowaki, émouvant tout jeune homme désespéré de sacrifier là sa jeunesse et peut-être sa vie, à la fois protégé et prisonnier des trois autres. 

Sado Okesa

La musique d’Onoda est parcimonieuse : on en retient surtout le thème lent, au tempo presque démantibulé, composé par Olivier Marguerit, qui cristallise le mieux l’ambition classique de ce film dans une sorte de folk atemporel. Un son de cordes pincées — peut-être doublées d’un piano — décrit une courte mélodie obstinée, comme le destin du personnage principal. On ne l’entend que ponctuellement dans le film. Le thème — qui évoquerait presque le film d’aventures, le Trevor Jones du Dernier des Mohicans, en version décharnée — frappe en exposition mais surtout en final quand il lâche sans complaisance toute l’émotion circonspecte de la dernière scène, dans le champ sans contrechamp d’Onoda quittant l’île. Onoda est aussi ponctué de chansons intra-diégétiques qui confirment encore cette force de l’extériorité. Un chant patriotique japonais intervient comme image sonore de la fixation obsessionnelle de la fidélité d’Onoda à son formateur militaire. Il sert aussi de signal de fumée au jeune journaliste venu le rechercher. Quant à « Sado Okesa », cette chanson célèbre au Japon dans les années dix neuf cent vingt que chantent dans une scène d’ivresse et de sueur mémorable les jeune officiers en formation de la guerre secrète, elle révèle la manière dont le film produit des significations sans jamais les rendre univoques. La chanson, dont les paroles ont la forme d’un dialogue amoureux, est connue pour ses versions de paroles multiples. Comme cette chanson dont on peut changer les paroles, que l’on peut s’approprier, transformer de l’intérieur, sans en modifier l’apparence, Onoda a cette qualité de laisser le spectateur devant une telle énigme psychique et historique que ce dernier ne peut qu’essayer de s’en faire sa propre chanson, de s’affronter à l’expérience d’une identification et d’une indifférence également impossibles. Cette part d’opacité, d’incompréhensible est partie prenante d’un film qu’Harari a tourné dans une langue qu’il ne comprenait pas lui-même, contraint de s’en remettre à une forme d’instinct, d’intuition par immersion dans le tournage, pour être certain de la justesse du jeu de ses acteurs. Ce rapport presque méta-linguistique au film semble avoir renforcé l’exigence du réalisateur sur les plans de l’écriture, du cadre et du montage. Tout se passe comme s’il ouvrait le film à une profondeur, le prémunissait de la littéralité.

Male gaze

Quoique dans un autre contexte culturel, il eût pu y prétendre, Onoda n’a pas reçu la Palme d’or à Cannes. Dans l’époque, le parti-pris du film, son point de départ, d’aller chercher ainsi une histoire du XXe siècle, avec ce contexte viril, militaire, le range dans un classicisme presque désuet. Même si le film vise à produire une sorte de représentation atemporelle de ce que peut un homme, de la fidélité, de l’amitié même et du temps, Onoda n’est pas un film que la culture contemporaine pouvait couronner comme elle a choisi de le faire pour le film de Julia Ducourneau, Titane, qui brandit le corps hybride de son personnage central comme un statement, en esthétise la sexualité transhumaine, reprenant certains codes de films de « genre » — au sens underground plus que populaire du terme — des années 80 (de La Mouche de Cronenberg à Christine de Carpenter) qui ajoutent à sa crédibilité critique.

Le film de Harari s’ancre sans doute dans des définitions beaucoup plus traditionnelles de l’humanité. Il s’inscrit dans un cinéma ample, où le « genre » a plutôt le sens des formes engendrées par le cinéma classique hollywoodien qui détermina les codes du western, du thriller ou du drame. Harari assume des influences devenues classiques comme les films du Philippin Lino Brocka, le Délivrance de Boorman, on pense aussi à La Ligne Rouge de Terrence Malick. Et comme c’est ce qui advient pour la plupart des films de ce « genre », de la guerre à la survivance, il fait un film d’hommes.

Déserteurs, prisonniers en fuite, anciens soldats devenus sans guerre et sans cause, ronins privés de maîtres ou officiers topographes comme le Vladimir Artemiev de Dersou Ouzala, le type de personnage au cœur de ce genre de film est, il est vrai, pratiquement toujours masculin.

J’ai longtemps regardé sans m’en émouvoir les films de Werner Herzog sur des héros hallucinés qui sont invariablement des hommes. J’ai lu avec avidité et force identification des « shōnen » (mangas pour « pour jeune garçons ») comme Survivant (Sabaibaru), de Takao Saïtō, où un gamin sans âge, le jeune Satoru, apprivoise seul la nature dans un monde post-apocalyptique.

Petite fille, je détaillais déjà scrupuleusement les techniques de construction de cabanes et d’allumage de feu dans un volume appelé Copain des bois. Je notais bien qu’il n’existait pas d’édition « copine », mais ça semblait une affaire de garçon à laquelle on avait le droit de participer : sur la couverture et dans les pages explicatives, une petite fille était représentée et fabriquait cabanes et douches sauvages autant que son camarade. Cette enfant dessinée était pratiquement la seule représentation de femme in the wilderness dont je disposais : une image, muette, abstraite et restée innomée, loin de tous ces descendants tragiques de Robinson mâles dont mon imaginaire serait progressivement surpeuplé.

Dans le genre, en fin de compte, je n’ai rencontré que très récemment des figures féminines. Lilian que j’ai cité plus haut est l’aventure d’une jeune prostituée russe complètement livrée à elle-même à travers les Etats-Unis. Il y aussi la magnifique Sylvie — qui ne porte pas pour rien dans son nom celui de la forêt — dans le Housekeeping de Bill Forsyth, film adapté du roman de Marilynne Robinson paru en 1980, sur une femme hobo qui préfère les abords des trains aux étouffants foyers. Et je repense à l’instant à la malheureuse Miss Roxburgh, dans le roman de Patrick White, Une ceinture de feuilles, seule naufragée de son navire dans les années 1830 pour devenir esclave d’une tribu, qui éprouve dans toutes les strates de sa chair la violence et l’extase du ré-ensauvagement. 

Ces exemples existent et enrichissent les enjeux traditionnels du genre, mais on ne les trouve qu’aux marges du genre.

Lilian

Est-ce que la masculinité y est une donnée essentielle? Ou le simple effet d’une accumulation historique d’exemples quasi exclusivement masculins d’une expérience au fond universelle? Peut-être pas, en droit, ces exemples le montrent, mais c’est malgré tout indéniablement dans le contexte de ce privilège masculin que mon imaginaire autour de ce genre s’est largement constitué.

Transfuge de genre

J’ai préféré Onoda à Titane. J’ai préféré le genre de film Onoda au film de genre esthétisé Titane.  

Titane se présente explicitement comme un film queer. La monstrueuse beauté d’Alexia, sa sexualité brutale, sa grossesse hybride, tout fait signe vers une prise de pouvoir d’incarnations nouvelles du genre, littéralement de transsubstantiation des genres au-delà même de l’opposition cisgenre du masculin et du féminin, avec un fond d’empowerment féministe assez souligné.. Chaque séquence du film ressasse au fond le même message : qu’Alexia y ressemble à une femme ou à un jeune garçon, à un Christ androgyne ou à un insecte femelle à la Giger, c’est cette fluidité que vous devez aimer, cette résistance à l’assignation. En regard, Onoda, film d’hommes, de survival, presque à l’ancienne, a toute l’apparence d’un film straight, fermé aux possibles des variations de l’identité — on y a même littéralement affaire à une sorte de freeze de la subjectivité du personnage principal, bloqué sur son identité de soldat, sa fidélité. 

Je dois pourtant faire ce constat paradoxal : aucune des scènes, même les plus exubérantes, de Titane ne m’a amenée à transgresser, à transpercer mon genre, comme l’a fait, de manière incidente, l’histoire lointaine, moralement suspecte, impossible, du soldat Onoda. Je ne m’étais jamais vraiment demandé pourquoi ces survivals me touchaient tant, elles qui ne semblent pouvoir être lles semblent ne pouvoir être vécues, même par procuration, même en rêve, que par des héros mâles, excluant le genre féminin qui m’est assigné.

Cela fait-il de moi une sorte de « transfuge de genre »?

Ou est-ce que je suis devant mes survivals comme était Morrissey devant les actrices camp des années quarante, attiré par un monde qui l’excluait? Toutefois, je ne divinise ni les acteurs en question ni les personnages qu’ils incarnent. Ma concupiscence esthétique se porte sur leur forme de vie, et les règles du genre pour la rendre tangible dans une narration cinématographique. Il y a toutefois une certaine vérité dans l’idée que ce monde m’attire aussi probablement parce qu’il m’exclut en tant que fille, ou plutôt parce qu’il ne s’adresse pas tout à fait à moi, qu’il n’a pas vraiment été fait pour moi, et oh sentiment précieux de liberté esthétique, qu’il n’a pas prévu la manière dont je répondrai aux interrogations qu’en moi il suscite. 

Comme j’éprouvais je m’en souviens un plaisir particulier à me plonger dans ce Copain des bois qui n’avait pas tout à fait prévu sa lectrice, je continue d’éprouver un plaisir émancipateur à faire ce chemin queer, oblique, vers un genre straight, là où le film qui me dicte une obéissance au queer me fait l’effet d’une prison esthétique. 

Cette normativité n’est nullement attachée en soi aux films aux thématiques queer : regarder Desperate Living de John Waters par exemple est une expérience profondément libératrice de réflexions non anticipées, inoubliable en ce sens, précipité de vraie monstruosité. Le queer s’y élève au carré, se contredit, se fornique lui-même. Et l’histoire ne dit pas ce qu’il faut en penser — quoiqu’une vision du monde s’y exprime en toute littéralité. Je pourrais bien défendre ici droitement ce film queer. C’est la générosité des films eux-mêmes plutôt que leur genre qui dicte aussi, fort heureusement, mon goût, et certainement qu’Onoda est avant tout un meilleur film que Titane plutôt qu’un film d’un meilleur genre. 

Mais voir et comparer l’effet des deux sur ma personne, avec tout ce qui détermine inconsciemment ou consciemment mes préférences esthétiques, m’a donné le sentiment imprévu qu’à notre époque, un film comme Onoda relève peut-être d’un genre plus fluide, qu’un film sur la fluidité de genre : parce que, comme dans la chanson aux mille paroles possibles « Sado Okesa », il laisse à son spectateur la chance et l’occasion d’une libre appropriation.

Desperate Living

Dans l’écoute d’Arandel

Il faisait un peu froid ce vendredi soir, 16 octobre, mais on pouvait encore imaginer venir écouter de la musique dans la cour couverte, sous la grande verrière des Subsistances. Plutôt deux fois qu’une d’ailleurs, parce qu’on savait, encore sidérés par la nouvelle, que ces soirées là ne reviendraient pas si vite, non parce que la douceur de l’automne était déjà derrière nous, mais parce que, ces derniers temps, nous nous habituions à parler quotidiennement une langue militaire, et que nous entrions désormais, masqués, contraints et forcés, dans des semaines de « couvre-feu ».

Sur le plancher de la verrière, des rangs de chaises étaient soigneusement disposés, de longs panneaux gris, fixés en hauteur le long des quatre murs de l’enceinte évoquaient des drapeaux et une sorte d’austérité de circonstance, souvenir des régiments hébergés autrefois en ces lieux. Au centre, une demi-sphère translucide attirait le regard. Une bulle de plastique géante, surmontant une scène circulaire : idée simple et harmonieuse au centre du dispositif. Chacun s’est installé autour d’elle, discrètement, avec ou sans plaid pour couvrir ses genoux. L’événement sonore qui suivit ne déplaça pas les corps, je vis seulement des yeux se fermer et des nuques fléchir.

Nous n’étions pas couchés, ni semi-allongés, le relatif inconfort des chaises dénonçait d’avance tout projet de détente. On s’asseyait pour écouter, non pour oublier, assis, un peu raides, mais donc ainsi disposés à la concentration d’une écoute exigeante. L’air avait bien fraîchi et conspirait à cette exigence, il aidait à ne pas s’assoupir : mon esprit embué s’éclaircissait malgré lui, disposé aux pérégrinations psychiques que la musique allait m’offrir.
Sans attendre, Arandel s’est faufilé dans la bulle et en a rejoint le centre, saluant le public avec une politesse touchante, contenue dans un petit mouvement du buste et un sourire réservé. De là où j’étais, sa silhouette longue et fine en chemise noire ajustée, ses cheveux blonds coiffés en arrière et ses petites lunettes de métal rondes lui donnaient l’air presque désuet d’un chef d’orchestre du début du XXème siècle. Casque d’écoute, laptop surélevé, launchpad et câbles discrets, solitude du disc-jockey au centre de la bulle ramenaient le tableau à notre présent numérique, voire à une vision du futur. Au fil de l’écoute, j’ai vu la bulle-forme et la bulle-objet, celle qui nous englobait dans l’immersion de la musique, celle qui nous isolait tragiquement les uns des autres, puis se changeait en miniature, en boule à neige qu’il faudrait agiter, à la manière d’un enfant jouant seul, pour regarder pensivement les flocons tomber sur un petit personnage immobile et prisonnier. Durant la diffusion, Arandel bougeait peu, actionnant filtres et volumes du bout des doigts sur une table de contrôle étroite. À la limite de l’immobilité, ses gestes courts disaient aussi la délicatesse avec laquelle il traiterait la musique, les morceaux choisis qu’il allait construire en polyphonie passagère avant que leur rencontre ne soit plus qu’un souvenir pour l’auditeur, avançant dans l’écoute sans pouvoir se retourner, entre des calques perceptifs pleins de miroitements attirants.

Je ne savais rien des morceaux qui composaient cette matière, j’ai reconnu ici et là un peu d’Arvo Pärt, du Pierre Henry, certaines voix, mais rien n’invitait ici au jeu vain de la reconnaissance, à la logique du blind test. On sentait nous traverser des lambeaux fascinants de la musique du XXe siècle, souffles, bruits, field recordings divers, voix spectrales, motif d’une contrebasse, percussions aquatiques, à un volume sonore qui invitait l’oreille sans jamais la forcer. Je sentais la musique infiltrer ma pensée, remonter les canaux irriguant mon cerveau, exciter des terminaisons nerveuses, en générer même d’autres, des inconnues, inaperçues. Je pensais à cette histoire du cerveau humain dont nous n’utiliserions les capacités qu’à un faible pourcentage, je pensais que cet instant d’écoute repoussait des limites, même infimes, dans mon cerveau.

J’ai lu ensuite combien la liste des morceaux joués était impressionnante, j’en ai réécouté certains, mais la manière dont à cet instant et dans ce lieu ils se sont mêlés procurait un sentiment différent. Ce 16 octobre, la musique jouée par Arandel, c’était son écoute elle-même, à laquelle nous étions conviés. Pas un pot-pourri de belles musiques, pas non plus un genre de sculpture compressée post-moderne, grimaçante d’arbitraire et irritante à force de tuer en elle la moindre bribe de sens. C’était une durée belle comme l’évidence mais pleine de surprises, où à aucun moment pourtant la musique ne coulait « toute seule », comme on l’attend d’une musique d’ambiance à visée relaxante. Moi j’ai plutôt parcouru un chemin d’écoute, parfois escarpé, même aride et puis soudain amène, réchauffé d’une lumière nouvelle, qu’Arandel avait dégagé pour moi. Il était l’hôte de ces arborescences d’harmonies et de dissonances, nous invitant à nos détours, à nos propres ramifications psychiques génératives. Je pensais au mouvement aquatique des hautes herbes verdoyantes que l’on regarde longuement bruire dans une scène de Solaris, à la musique d’Eduard Artemiev dont pourtant ne figurait aucun des morceaux, à notre humanité muette, au pied d’un mur chaque jour plus haut qui nous sépare du bonheur collectif, à ce qu’un geste artistique sensible et généreux laisse entrevoir de possibles et de chances d’avancer.

Je suis rentrée avant minuit, par le petit escalier qui remonte du quai Saint-Vincent jusqu’aux Pentes. J’essayais de retenir le plaisir d’une balade nocturne qui deviendrait, dans les heures prochaines, comme le carrosse changé en citrouille, une incivilité. En ouvrant ma porte, j’ai repensé à cette image, entrevue en plaisantant à la fin du concert : les techniciens dégonflant soigneusement la bulle et la couvrant d’une grande bâche bleue.

ArandelGRAMELes Subs Photo : Julien Mignot

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Liste des morceaux joués dans cette architecture qu’Arandel avait conçue initialement sur une commande faite par Le Grame.

01.  Claude Ballif : Points, Mouvements
02.  Luke Abbott : Gates Part 2
03.  Ned Lagin with Phil Lesh, Jerry Garcia & David Crosby : Seastones
04.  Alfred Schnittke, Tatjana Gridenko, Gidon Kremer, Saulius Sondeckis: Lithuanian Chamber Orchestra : Tabula Rasa (Arvo Pärt)
05.  Meredith Monk : Overture And Men’s Conclave – Wa-Ohs – Rain – Pine Tree Lullaby – Calls – Conclusion
06.  Beatrice Dillon – My Nocturne
07.  Benoît Pioulard : Gloss
08.  Microstoria : Paro Fadeout
09.  Laurie Anderson : Walking And Falling
10.  Thomas Bloch : Oraison (Olivier Messiaen)
11.  Monolake : Watching Clouds
12.  Arandel : In D#5 (Solfeggio Version)
13.  Wildbirds and Peacedrums : A Story From A Chair
14.  Murcof : Isaias II
15.  Mileece : Aube
16.  Luc Ferrari : Music Promenade
17.  Paul Hillier, Theatre Of Voices : Solfeggio (Arvo Pärt)
18.  Pierre Henry : Fluidité et mobilité d’un larsen
19.  Beatrice Dillon : Halfway
20.  Moondog : Introduction & Overtone Continuum
21.  Terry Riley & Stefano Scodanibbio : En La Siesta El Gladiador
22.  New Band : Silent Scroll (Joan La Barbara)
23.  Pierre Henry : Messe de Liverpool
24.  Laurie Spiegel : Appalachian Grove I
25.  Iannis Xenakis : Concret Ph
26.  Four Tet : Our Bells
27.  Steve Reich : Drumming, Part 3
28.  Lady June : Optimism
29.  The Knife, feat Mount Sims & Planningtorock : Geology
30.  Rio En Medio : The Visitor
31.  Klaus Nomi : From Beyond
32.  Klaus Nomi : Return
33.  Olivier Messiaen : Lux Aeterna
34.  Beatrice Dillon : 34
35.  Joan La Barbara : Twelvesong (Zwolfgesang)
36.  David Bowie : Subterraneans
37.  New Band : Then Or Never (Dean Drummond)
38.  Richard Maxfield : Sine Music (A Swarm Of Butterfiles Encountered Over The Ocean)
39.  The Beatles : Flying take 8, RM 6 unedited
40.  Lady June : Reflections
41.  Francesco Tristano : Interlude Bis
42.  Francesco Tristano : Tantra Development (Moritz Von Oswald Remix)
43.  Sutekh : All Men Must Die (for Glenn Gould)
44.  Paul Hillier & The Steve Reich Ensemble : Typing Music (Steve Reich)
45.  Popol Vuh : Aguirre 1
46.  Dajuin Yao : Satisfaction Of Oscillation
47.  Thomas Bloch : Mare Teno (Redolfi)
48.  Alfred Schnittke, Tatjana Gridenko, Gidon Kremer, Saulius Sondeckis: Lithuanian Chamber Orchestra : Tabula Rasa (Arvo Pärt)
49.  Arandel : Epilogue
50.  Arandel : Section 5
51.  Alva Noto & Ryuichi Sakamoto : Avaol
52.  Ensemble : Opening


L’archer de Lucrèce


Je pense souvent à ces vers de Lucrèce qui décrivent un archer courant aux limites de l’univers, de là, lançant son trait, et repoussant toujours ce qu’on s’imaginait être l’ultime contour de tout, le bord extrême du monde. 

« Cours à l’extrême bord de sa rive dernière (…) Va, place où tu voudras le rivage suprême ; je te suis. Tire encore (…) Que ta flèche rencontre un obstacle au début, ou bien qu’elle passe outre et vole jusqu’au but, la fin que tu cherchais t’échappera de même ». Il n’y a rien, non, au-delà du tout. Pas de dernière muraille après quoi autre chose, un espace en plus. À chaque avancée, c’est le tout qui s’étend mais rien qui vienne ensuite, qui lui serve de borne. Il s’étire mais ne finit pas, il prend toujours une longueur d’avance.

Lucrèce argumente, soucieux de science, sa raison veut dissoudre l’image, mais son poème me montre l’impossible archer, aux confins de l’espace : je le vois, malgré tout, illogique et maudit, qui poursuit sa course, projetant sa flèche, encore et encore, comme si elle allait enfin lui revenir après avoir heurté une limite. J’entrevois même au loin le mur des murs, la dernière enceinte, la coquille majestueuse où est contenu tout l’univers. Petite fille, j’imaginais cette coquille dans le creux de la main d’un Titan, lui-même habitant une grande salle à manger titanesque dont les deux portes latérales ouvraient sur l’espace, le vide silencieux. Je concevais bien que cet espace à son tour ne pouvait pas finir, à moins d’être contenu dans l’œil d’un autre géant encore plus grand. Ces représentations étaient physiquement fausses, mais j’avais plaisir à visiter leurs emboîtements. Je les parcourais de proche en proche, comme si, contrairement à ce que dit Lucrèce, il y avait toujours dans un monde la promesse d’un autre, au-delà du tout, quelque chose qui s’ouvrait au regard, après un long chemin intersidéral ou une fois repérée, au bout du bout, une trappe cosmique y donnant accès. 

Quand je pense à ces vers de Lucrèce, je pense à des lectures de science-fiction, à Rama, le big dumb object d’Arthur C. Clarke suspendu dans la nuit étoilée, ou à la station terraformée de Silent Running et à son habitant jardinier solitaire qui contemple à travers les hautes verrières de sa serre un ciel sans Soleil. J’ai dit que ce monde était silencieux, il l’est bien sûr puisque rien ne résonne dans le vide, mais j’entends tout de même une petite musique ; la pression granuleuse du vent solaire, d’amples drones accompagnant les mouvements lents des météorites, et même l’accord d’ouverture de l’Ainsi parlait Zarathoustra de Strauss que Stanley Kubrick a associé pour toujours à l’alignement des astres. J’entends la respiration de Dave, sous son casque de verre, rejeton mutique de notre espèce, spectateur esseulé de l’univers. Je vois ces mondes futurs qu’on imagine depuis longtemps déjà, et dans lesquels j’aime surtout les larges plaines calmes où l’humanité connaît enfin sa place, petite et incertaine, dans la beauté indifférente des éléments. 

Je suis dans une pièce où j’ai pu rassembler mes instruments, on aperçoit la lune, un bout de ciel. Une vidéo me parle de l’effondrement des systèmes. Je ne sais pas encore que l’homme qui m’a élevée va mourir. Toi, tu arrondis mon ventre, et je suis ton cosmos. Il y a bien quelque chose au-delà de ton tout, un monde que tu es destiné à rejoindre, où j’aurai le bonheur de te voir et de t’entendre, de te serrer fort dans mes bras. Pour l’heure, tu grandis dans cette sphère aqueuse, tu me sens, intérieure et extérieure. Bientôt ton corps épousera la paroi au travers de laquelle tu percevras un dehors. Je t’écoute. Je caresse ton énigme. Imagine le géant l’oreille collée au petit monde qu’il tient au creux de sa main. 

J’ai entendu battre ton cœur. Il oscille entre 130 et 145 bpm, écho vivant du mien, rebondissant, double delay. Au milieu de la nuit, tu as suivi l’archer, ses traits jetés de proche en proche, jusqu’à l’extrême bord de la rive dernière. Le passage du vortex a fait couler du sang, des secousses douloureuses ont agité mon corps. Te voilà débarqué, palpitant et sonné, dans l’air bruyant de cette Terre. 

Puisses-tu aimer ce nouveau monde ancien comme, malgré tout, je l’aime. Puisses-tu trouver la trappe cachée qui l’ouvre à d’autres rêves, et enfanter toi-même, un jour, quand tu voudras, de nouveaux mondes futurs.

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Vie Future, nouvel album de La Féline auquel ce texte est associé, paraît sur le label Kwaïdan Records le 11 octobre. 

Photographie (et objets qui y figurent) par Le Gentil Garçon.


André (in memoriam) 4 mars 1935 – 6 mars 2018

André Gadboi_detail

 

Je t’ai connu il y a 30 ans, j’avais 9 ans et tu me faisais peur, peut-être parce que tu boitais et parce que tu avais la peau rose d’un homme du Nord, de grands yeux clairs, les cheveux gris. Tu n’étais pas très vieux à l’époque, 53 ans, mais tu me faisais l’effet d’un être et d’une autorité d’un autre âge. Le voisin de palier, tombé amoureux de ma jolie maman andalouse.

Et puis, dans cette vie, tout doucement, tu m’as adoptée.

Tu en avais eu d’autres des vies : toi le petit gamin bordelais qui passais ses journée dehors avec d’autres enfants des rues, toi qui jouais aux cartes, le dimanche, sur les genoux des prostituées en manque d’enfants et pleines de tendresse d’un bordel avoisinant. Tu aimais les histoires et la littérature. Tu avais obtenu haut la main ton Certificat d’Études, au bas de tes rédactions de Français tu signais « Claude de Saint Alban » en grandes lettres calligraphiées soigneusement. À 14 ans, on t’a fait mousse de la Marine Marchande, on t’y appelait Rémora, du beau nom d’une sorte de petit requin à ventouse peuplant les mers chaudes. Arrière arrière-petit fils d’Antoine Alexandre Gadbois, Capitaine au Long Cours, tu aimerais toujours la mer.

Dans d’autres vies, on t’appelait Marcel ; tu avais perdu une épouse, et tu avais quatre enfants que nous apprendrions à connaître et que nous aimerions aussi. Tu avais voyagé à l’autre bout du monde, tu étais tombé de deux étages dans un immeuble, rattrapé par une courroie d’ascenseur, et les journaux avaient titré avec ta photo en pleine page : « Un Miraculé à Lourdes! ». Tu avais le cœur fragile, on te l’avait soigné, avec une pile. Ton corps était cassé de partout, mais tu paraissais l’homme le plus solide du monde, et ma mère, Joaquina, a trouvé en toi cette protection et cet amour immense que l’on ne pouvait manquer de percevoir chaque fois qu’on te voyait poser sur elle tes grands yeux de chat.

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À Douala, vers 1950, à bord du navire Le Foucault.

Je me rappelle comme tu m’écoutais petite fille, de ta main sur mon front un jour de fièvre ; de ta présence à mon chevet, tout le jour, quand je vomissais après une drôle d’opération de l’appendicite.
La fois où tu as pleuré à la mort de ton ami Maurice.
La fois où tu as pleuré parce que t’étais si fier de moi.
Tu étais le meilleur pour me consoler quand je souffrais pour un garçon. Tu compatissais. Jamais tu ne te serais moqué de ma peine, tu comprenais, mais tu souriais aussi en coin, avec bienveillance, tellement sûr qu’un garçon qui ne m’aimait pas devait être un benêt doublé d’un aveugle.

Tu étais fier, intelligent, tu m’as donné tant de confiance.

André Gadbois 01 001

Machiniste dans la Marine marchande.

Je me rappelle aussi tes plaisanteries de pince-sans rire qui me faisaient rire aux éclats, et ta patience, ton incroyable patience, d’homme curieux de tout. Ces choses intellectuelles dans lesquelles je creusais un peu plus chaque jour, tu faisais souvent l’effort de les comprendre, d’en discuter avec moi. Tu m’as poussée, encouragée, jamais comme on pousse un cheval de course, mais avec la confiance d’un père de cœur, heureux de voir s’épanouir sa fille spirituelle. Je te dois les choses les plus exigeantes que j’ai pu faire dans ma vie, toutes ces pages écrites à réfléchir aussi parce qu’une voix soufflait en mon for intérieur, « continue, ma petite, c’est bien ». Je n’étais pas la seule bien sûr. Tes enfants, tu les aimais tous, et ils te le rendaient bien. Betty, Corinne, Stéphane, Sandrine : je sais aujourd’hui combien cette famille est unie et t’aime d’une affection sans bornes. Et quelle révolte nous a inspirée à tous la souffrance que tu as subie ces dernières semaines.

Je me demande depuis quelques jours ce que sera un monde sans toi.

Puisqu’aujourd’hui on t’enterre, il semble bien que le monde t’a perdu.

Mais cette réalité n’est pas tout à fait réelle. En pensant à toi, non seulement, je me souviens de tant de choses, de tes expressions, physiques et langagières, de ton timbre de voix, que toute ma vie encore je pourrai les avoir à l’esprit.
Mais dans le présent aussi je te porte, je sais ce que tu dirais devant certaines choses qui arrivent, j’imagine ta réaction, je souris même ou je ris avec toi, ici et maintenant, comme à l’hôpital ces derniers jours où, malgré ta souffrance, tu faisais encore l’effort de sourire quand nous plaisantions.
Toute ta vie, tu as eu cette prestance de capitaine, marchant difficilement mais avec une sorte de majesté, doublée d’une douceur de chat. C’était ça, ta prestance, dont ma mère était si fière à ton bras.
Mais il me semble, André, que ta présence était encore plus éclatante, puisqu’alors que ton corps n’est plus, je sens bien, mon père de cœur, toi qui as su m’aimer comme ta fille, que tu es encore près de moi.


How I triumphed in dreams

My album Triomphe is released this month, on January the 19th, in the UK, one year after its French release. To celebrate this joyous rebirth, I’ve decided to blog an English translation of its introductory text*. I hope you will enjoy the story.

*The French original can be found here, and also in every CD and LP booklet. 

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I remember a dream of triumph, I was 18 or 19 years old. It was summer. The room where I stayed was empty and white, in the South of France, not far from a steeple. I was sleeping on a mattress directly set on a floor of ochre and grey tommettes whose little differences I liked to observe. I remember the brightness of the whole. In the transition towards the dream, it probably played its part, as well as the big square bed, covered with white linen, which reminded me irresistibly of an old French song.

Obviously, I was dead.

But I was exulting. I had a body, and I was running. I remember the top of my thighs, my light and naked feet, my calves. A clear water bathed them halfway. It stretched out as far as I could see, seemingly split up on the horizon by a chalky cliff. Down under my feet, I could see the floor. No rocks, no sand, only long white paving stones, like one treads when entering in the temples of Mediterranean Antiquity. I was watching the slightly eroded stones drawing their base line and geometrical perspective. The transparency of the water had dispelled all of the monsters, those archaic hydras that I still imagine underneath, a few meters away from the surface, when I get lost swimming a bit too far from the beaches.
I was alone. I do not remember my shadow: the light invaded everything. I guess I am a social person; I like to live and think among other people. Yet, I was standing alone, in a state of happiness that left no doubt about the nature of this ecstatic moment. I did have a body, and the body was mine, but the force of gravity that tied it to the floor and to others had considerably diminished.
I moved forward without looking back, as if I was leading a joyful and sacred procession, conquering a territory, even if the conquest of this territory was for me of little importance.
I don’t know in what glory I bathed, but I was triumphing, the body elastic and light, carried by the beauty that surrounded me.
I sometimes wonder how long the dream lasted. Where was I running to, supposing I was running? What was there behind me, in front of the chalky cliff, at the opposite of my field of vision? And after having run so lightly on this sea far too clear to be wild, what would happen to me if I hung around there any longer?
My awakened consciousness perverts everything.
When it visualizes this dream, it finds this cliché of oceanic feeling laughable. It cannot live in that ecstatic moment, as it has already moved forward to the next one. It feels like the sun is cruelly burning my skin. It anticipates a gigantic wave from behind the cliff, putting an end to the childish lapping of my skipping. My awakened consciousness may have seen too many apocalyptic movies. But in a battle with other interior impulsions, that conscience did not invent this dream. This one was dead, so certain that I had not been the one I usually was. A fatal jubilation had kept it at bay, just in front of the door for the day when I was to find her back in its grey costume. Fortunately, a slice of this souvenir of ecstasy had crossed over the door in the reversed direction, stored in the psychic traces that the dream had dug out so instantly in my neurons. And I promised myself not to forget about it.
I ceased to think about it for quite a while.

But the waves of my memory alternatively took it away from me and carried it back, every time an occasion, a sensation or an image brought it new disturbances. Like for instance this Indian song — peyote, more accurately – « Witchi tai to », which enchants me, and in which the spirit of the water surrounds a swimmer’s head, the latter experiencing the joy of not being dead. Or like the fresco from the Tomb of the Diver that decorated one of my paperbacks. I learnt it was found at the end of the sixties in the archeological remains of the ancient sybarite city of Paestum. On its headstone, strangely cracked in its center, one can see the dead, naked, his arms tense, his sex visible, plunging from a small diving board into an ocean with a convex surface. On the left, a seven-branch tree shows signs of breaks and of withering. On the right, the same tree seems fully healthy. The last dive of the athlete is the one from which he will emerge livelier. I like this picture like no other. I would like to be buried in this kind of tomb. I would follow my dream in there, a dream in which, as I figured it out eventually, I wasn’t dead. Obviously, I was reborn. An intense feeling snatched me away from a previous life. But the triumph, this ecstasy, was not the fact of quitting the anterior life but rather of experiencing the passage, the renewal.
Some imagine them reborn through the fire, after passing through its purifying flames. I must descend from another race, an aquatic one. I have no passion for the merchants of happiness, who provide people with promises of a new life, sweeping away the past, as if the accumulated grime of a former life could be dissolved in a blink. However, I must admit that music always had on me this kind of power: with it, I experience suspended moments, the feeling of a renaissance, yet within a body and through time.

I do not believe in God, neither in a single one, nor in many. I am part of these European individuals attached to some fragments of culture, aware of the mortality of civilizations, and of the fact that the occidental universal is only but a province for other civilizations to come. I know that deep down in the water stand the hydras; I see them growing everyday. The triumph will probably not be mine, rather that of something coming to destroy me. Like that of the Roman emperors entering the cities they conquered, it will be loaded with deaths. But I have my dream, and my knife.

 

 


Comment j’ai triomphé en rêve

Je me souviens d’un rêve de triomphe. J’avais 18 ou 19 ans. C’était l’été, la chambre où je me trouvais était vide et blanche, dans le sud de la France, pas loin d’un clocher. Je dormais sur un matelas posé à même un sol de tomettes, ocres et grisées, dont j’aimais bien contempler les petites différences. Je me souviens de la clarté de l’ensemble. Dans la transition vers le rêve, elle a sans doute joué son rôle, comme le grand lit carré couvert de toile blanche qui me faisait irrésistiblement penser à une très ancienne chanson.

J’étais morte. Mais j’exultais. J’avais un corps. Et je courais. Je me souviens du haut de mes cuisses, de mes pieds nus, légers, de mes mollets. Une eau claire les baignait à mi-hauteur. Elle s’étendait étale, à perte de vue, scindée à l’horizon par une falaise crayeuse. À mes pieds, je voyais le sol. Il n’y avait ni cailloux, ni sable, mais de longues dalles blanches, comme celles que l’on foule en entrant dans les temples de l’Antiquité méditerranéenne. Je regardais ces dalles, à peine érodées, dessinant jusqu’au point de fuite leur perspective géométrique. La transparence de l’eau avait chassé tous les monstres, ces hydres archaïques que j’imagine encore sous moi, à quelques pieds de la surface, quand je m’égare à la nage un peu trop loin des plages.

J’étais seule. Je ne me souviens pas de mon ombre : la lumière envahissait tout. Je crois être sociable, aimer vivre et penser avec d’autres. Pourtant, je me trouvais seule, et dans un état de bonheur qui ne laissait aucun doute sur la nature de cet instant extatique. J’étais bien un corps, et ce corps était moi, mais la force de gravité qui le reliait au sol et aux autres s’était considérablement affaiblie. J’avançais sans me retourner, comme à la tête d’une procession joyeuse et sacrée qui conquiert un territoire, sans que la conquête de ce territoire ait pour moi la moindre importance. Je ne sais dans quelle gloire je baignais, mais je triomphais, le corps léger et élastique, portée par la beauté qui m’entourait.

Je me demande parfois combien de temps a duré le rêve. Vers où courais-je puisque je courais? Qu’y avait-il derrière moi faisant face à la falaise crayeuse, à l’opposé de mon champ de vision? Et après avoir couru si légère sur cette mer beaucoup trop claire pour être sauvage, que pouvait-il m’arriver si je traînais là plus longtemps?

Ma conscience éveillée pervertit tout.

Quand elle se représente ce rêve, elle ricane devant ce cliché d’expression du sentiment océanique. Elle ne peut vivre dans l’instant d’extase, elle est déjà dans l’instant suivant. Elle sent le soleil brûler douloureusement ma peau. Elle voit arriver une vague gigantesque de derrière la falaise, mettre fin au clapotis puéril de mes sautillements. Elle a vu trop de films-catastrophes. Mais dans la bataille avec d’autres impulsions intérieures, ce n’était pas cette conscience-là qui avait gagné le droit d’inventer ce rêve. Elle, elle était morte, vu la certitude que j’avais de ne plus être celle que j’étais. Une jubilation fatale l’avait tenue en respect à la porte du jour où je devais la retrouver dans son costume gris. Heureusement pour moi, un peu de ce souvenir d’extase a franchi la porte en sens inverse, conservé par les traces psychiques que le rêve avait creusé si instantanément dans mes neurones. Et je me suis promis de ne pas l’oublier.

Je n’y ai plus pensé, longtemps.

Mais les vagues de ma mémoire me l’ont successivement retiré et rapporté, chaque fois qu’une occasion, une sensation, une image y ajoutait ses nouvelles perturbations. Comme cette chanson indienne — peyotee exactement — « Witchi tai to », où l’esprit de l’eau entoure la tête d’un baigneur, qui ressent la joie de ne pas être mort. Ou comme cette fresque de la tombe du Plongeur, qui ornait la couverture d’un de mes livres de poche. J’ai appris qu’elle a été trouvée à la fin des années soixante dans les vestiges de l’ancienne cité sybarite de Paestum. Sur son couvercle de pierre, étrangement fendu en son centre, on voit le défunt qui plonge nu, les bras tendus, le sexe visible, depuis un petit plongeoir dans un océan à la surface convexe. À gauche, un arbre à sept branches montre des signes de cassures et de flétrissement. À droite, le même arbre semble en pleine santé. Le dernier plongeon de l’athlète est celui dont il ressortira le plus vivant. J’aime cette image comme peu d’autres. Je voudrais bien être enterrée dans ce genre de tombeau. J’y poursuivrais mon rêve, qui n’était pas, je l’ai compris, un rêve où j’étais morte. De toute évidence, je renaissais. Cette sensation si forte m’arrachait en fait à une vie précédente. Mais le triomphe, l’extase, c’était moins de quitter la vie d’avant que d’éprouver ce passage, ce recommencement.



Certains se voient plutôt renaître dans le feu
, passés par ses flammes purificatrices. Je dois être d’une autre race, aquatique. Je n’ai aucune passion pour les vendeurs de bien-être qui promettent aux gens de revivre, de faire table rase et de recommencer comme si la crasse accumulée d’une vie passée pouvait se dissoudre d’un coup. Et pourtant, je dois avouer que la musique a toujours eu sur moi ce genre de pouvoir : j’y vis des passages suspendus, la sensation d’une renaissance, mais dans un corps et dans le temps.

Je ne crois pas en Dieu. Ni en un seul, ni en plusieurs. Je fais partie de ces individus européens attachés à quelques fragments de culture, conscients que les civilisations sont mortelles, et que l’universel occidental n’est qu’une province pour d’autres civilisations à venir. Je sais bien qu’au fond de l’eau il y a des hydres, et je les vois grandir chaque jour. Le triomphe, ce ne sera probablement pas le mien, peut-être celui de quelque chose qui viendra me détruire. Comme celui des empereurs romains entrant dans les villes conquises, il sera chargé de morts. Mais j’ai mon rêve, et mon couteau.


Combinaison absente

Pic de Ger février 1945.jpg

À l’origine d’ « Adieu l’enfance », il y a cette photo. Elle vient du temps des images rares, plus rares, du moins, qu’elles ne le sont aujourd’hui. Le négatif a été perdu et je n’en ai aucun double. Elle a été prise en 1985, au Pic de Ger dans les Pyrénées, près de Lourdes; une des seules fois où mon père m’a emmenée avec lui en montagne. J’y figure debout, sur un rocher, en contre-plongée, un grand sourire aux lèvres, vêtue d’une petite parka bleue boutonnée de travers, d’un pantalon de velours bleu-marine, et de bottes en caoutchouc blanc, salies de terre. J’ai marché deux heures, sous ce temps couvert : je jubile, je suis presque au sommet. J’ai les cheveux courts, comme je les ai longtemps portés petite : il paraît qu’ils ne poussaient pas. J’ai six ans, c’est l’enfance, je suis un peu seule, mais j’ai la foi.

Maintenant, je suis adulte, j’ai déplacé ma foi ailleurs et mes cheveux sont presque longs. Un jour de février, en composant une mélodie, je pense à des sons bleus – des sons de synthés, dans mon idée. Et cette photo lointaine me revient en mémoire. C’est peut-être le bleu de la parka qui a joué. Ou le bleu des sentiments; le souvenir doux et triste de cette petite fille heureuse. Elle m’est revenue en tête avec son air de joie et ses couleurs des années 80, du temps où j’attendais avec ferveur que repasse « No milk today » à la radio, sans rien comprendre aux paroles, du temps où je savais déjà que je chanterais sans rien savoir de rien. Et j’ai commencé à lui parler, à lui fredonner cette chanson, avec son arpeggio de synthé bleu, qui explose à la fin en cascade, sa guitare qui carillonne, au loin, et son refrain, si sûr de lui, pour moi qui ne suis sûre de rien.
À mesure que la chanson a pris corps, la photo est devenue pour moi plus importante, comme un petit fétiche spirituel. Je l’avais scannée à la hâte il y a quelques années. Il me fallait maintenant l’original. Ma mère devait bien l’avoir quelque part.

Juillet 2013. Je passe quelques jours à Toulouse et je suis impatiente, je veux que l’image figure sur le disque, d’une manière ou d’une autre. Je dois vraiment récupérer cette photo.  Je demande à ma mère de me l’envoyer là au 44, rue Louis Vignes. Ce n’est pas chez moi. Ma mère prépare un petit courrier, en signant comme elle fait souvent avec deux oiseaux esquissés. Mais la lettre n’arrive pas. Elle a peut-être fait une erreur en recopiant l’adresse. Elle se souvient pourtant avoir noté le bon numéro. 44. Sans hésitation. Et le bon patronyme. Elle a peut-être oublié  « Louis »? Je pense que ça n’empêchera pas le facteur de passer. Mais fin août, et toujours rien. J’imagine déjà le tirage un peu élimé sous le tas de journaux gratuits et de prospectus en tous genres dont sont gavées les boîtes aux lettres en été, ou déjà tout gondolé au fond d’une poubelle. Rien de grave, c’est la fin quelconque d’un petit bout de papier glacé, sans voix, sans poids et sans valeur pour n’importe qui d’autre que moi. Ça me chagrine un peu quand même. Je tente une enquête à la poste. Sans succès. Mais il me reste une chance. Du côté de Borderouge, il y a une rue au nom très proche, c’est la rue des Vignes. D’après Google street, le 44 existe bien, et le quartier porte le même code postal. Qui sait si la lettre ne se trouve pas là-bas? Je décide d’y faire un tour.
Nous sommes le 20 août, et l’après-midi touche déjà à sa fin. Il a fait très chaud, le soir tarde. Après avoir pris le métro jusqu’au bout de la ligne, je marche un moment le long d’un boulevard qui entaille une zone de construction. 20140525-193432.jpgSous le soleil encore brûlant, je tourne, j’erre, puis je trouve enfin la rue. Je me vois déjà sonner au 44, et dire bonjour à une dame à la retraite qui m’ouvrirait en souriant : « mais oui mon enfant, j’ai reçu cette lettre et je l’ai mise de côté : la voici ». Bercée de cette confiance un peu irréelle, je remonte la rue interminable. Mais au numéro 20, c’est étrange, la ville s’arrête; il n’y a plus de maisons. Rien qu’un tas de gravats et deux monticules de terre sombre. Après le chantier, une passerelle enjambe l’autoroute. Au-delà, c’est un grand terrain verdoyant. La zone de Borderouge laisse place à un quartier résidentiel à fleur de campagne. Je reviens légèrement sur mes pas. Mais une femme qui m’observe de sa fenêtre dit que la rue continue de l’autre côté. « Merci, c’est gentil», je traverse. Cent mètres plus loin, la numérotation reprend du côté des nombres impairs : 39, 41, 43, 43 bis, 45 : le 44 devrait se trouver en face. D’ailleurs, c’est ce qu’indiquait Google street view. Mais il n’y a rien. Plantée au bord de la route, une maison porte le numéro 60. Puis le 62, le 64. Mais entre le 20 et le 60, c’est le néant, la terre meuble et l’herbe drue, le bitume, un peu fumant, continu. C’est rare, mais ça arrive : considérant que la rue était interrompue par un tronçon trop long inhabité, la poste a sauté quelques numéros avant de reprendre son énumération administrative. Il n’y a pas de numéro 44.

Dans un coin, à ma gauche, un portail ouvre sur ce que je prends pour une vieille propriété décatie. En fait c’est une rue bis. Une rue dans la rue. Et elle porte le même nom. Elle commence au numéro 33. Je m’y engouffre, pleine d’espoir. De part et d’autre d’une allée de gravillons, il y a des dizaines de petites maisons ouvrières, de jardins, de cabanes à outils. Mais à chaque porte, au fronton de chaque portail, au-dessus de chaque boîte aux lettres, toujours le même numéro. On dirait que la rue bégaie. 33, 33, 33, et encore 33. 33, c’était mon âge quand j’ai écrit cette chanson, c’est l’âge auquel est mort celui que je priais enfant et que quelques années plus tard Cobain a remplacé dans mon cœur. 33, bon sang c’est presque déjà 44, en se concentrant bien, en clignant des yeux, en ajoutant 10 sur un son de cymbale. Mais je dois cligner mal. Au bout de l’impasse, je tombe sur un mur. Ce n’est pas une rue, c’est un immeuble à plat, qui a décidé de s’allonger sur la terre, fatigué de s’élever vers le ciel. Le vent soulève un peu de poussière. Je retourne sur mes pas. Il y a une fille gitane à l’intérieur d’une voiture noire, en compagnie de deux hommes plus âgés. Je leur parle. La fille a les traits fins et louche légèrement. Ici, me dit un des hommes, tout le monde habite au même numéro : le facteur connaît les noms et les prénoms. Une femme, la permanente fatiguée, se plaint derrière de ne plus recevoir le courrier de la Caisse d’Allocations Familiales. Je redescends la rue bis, comme en glissant hors d’un rêve, je retourne vers la rue officielle. Et je sonne aux portes. « Excusez-moi de vous déranger, je cherche une lettre avec ce nom : est-ce que vous ne l’auriez pas reçue par hasard? » Au 45, un vieux monsieur qui n’entend plus très bien, et sa femme, l’air renfrogné, un turban sur la tête, me parlent avec douceur. Au 43, un ado torse nu s’extrait d’une grande maison tous volets fermés. Il n’a pas récupéré le courrier depuis quinze jours, « désolé ». Devant sa boîte aux lettres pleine à craquer, j’espère encore un peu. Je me concentre par superstition sur les nains et les chouettes disposés sur le rebord des fenêtres closes. « Il n’y a rien, madame ». Il sourit. 20140525-193457.jpgJ’abandonne.
La mort dans l’âme, je m’arrache de cette rue fantôme où mon image d’enfant est tombée dans un trou noir. Sur le chemin du retour, je voudrais sonner à tous les 44. À l’approche de la nuit, une plaque bleue irisée attire mon attention et je lis :« VOYANTE À DOMICILE SPIRITE-MONDE ». Des jeans retournés sèchent un peu plus haut dans un jardin envahi d’herbes folles. J’accroche mon regard à un large « bienvenue » sur un portail de bois, déchiffre lentement de longs noms indiens. Qu’est-ce que je fais ici? Des signes partout, aucun sens. Il me semble que le monde est en train de me narguer. Un motard à moustache s’inquiète de ma mine déconfite. Il a la soixantaine et l’accent d’ici qui me rassure. Je m’accroche un instant à sa gentillesse : « le métro, c’est par là ». En montant dans la rame, je pense adieu petite photo d’enfance. J’aurais aimé te revoir, mais tu n’as plus d’adresse, dans ce tronçon de rue qui n’existe pas, au milieu d’autres vies, le réel s’est verrouillé sur un code qui ne comporte pas ton numéro. Pas la peine de tout retourner. J’imagine, vu du ciel, le tracé de mes piétinements autour de ton absence, je cherche des clés mystiques pour chaque parole prononcée sur le chemin de ta perte. Je repense en souriant à la voyante spirite-monde. Maintenant j’en suis certaine, tu ne reviendras pas. J’en suis certaine. Je pleurerai pas pour ça.