Le blog d'Agnès Gayraud

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La ballade de Murat

Photo Eric Mulet, publiée en 1988 dans Libération
Photo d’Eric Mulet, publiée en 1988 dans Libération

Murat est mort, j’ai pensé à lui. Je ne l’ai jamais rencontré, juste eu des échos de son mauvais caractère, et puis d’autres, émus, d’amis qui l’ont connu et qui l’aimaient. Moi, de source sûre, je n’ai que ses chansons. Je les ai réécoutées. 

Lui vivant, j’ai souvent eu ses mélodies en tête, consciemment ou non, lorsque je composais les miennes. Pour écrire une chanson d’amour (et de mort), pour décrire l’érotisme d’un orage ou les bords scabreux de l’Adour dans mon album Tarbes, même si l’Auvergne c’est loin des Hautes-Pyrénées, je retombe toujours sur Murat. Il se tient au bord de la rivière, appuyé nonchalamment contre un arbre, regard de lagon, mèche grasse, en bad à propos d’un amour que lui-même maltraite. Je le vois, Jean-Louis aux « vertus d’Arlequin », séduisant et défait, sergent déserteur d’une guerre ancienne, crasseux mais beau, dandy paysan, prêtre de campagne coureur de jupons, et je perçois son chant. Il a cette voix toujours un peu acide, presqu’inchangée au fil du temps, nasale et juvénile, de chansonnier purgeur de vipères, cette voix qui se prolonge dans un souffle languide, un petit râle à l’arrière des sons, où chantent sans jurer des mots d’amour usés jusqu’à la corde, « tendre baiser », « désir », « fiançailles », un vouvoiement désuet, un passé simple, un pluriel emphatique, de pieuses promesses d’éternité. Nonchalante en mid-tempo, goguenarde dès qu’il accélère, elle s’abouche aussi bien à la vulgarité : « crevasse » rime avec « pétasse » et l’organe du cœur n’est pas le seul cité où le sang afflue. Toujours, et c’est si beau, elle laisse entendre sous le torrent des paroles, plus ou moins dense, selon la saison, une prosodie toute mélodique. Je chéris cette clarté pop que Murat conserve même dans ses chansons les plus chargées de tourbe. 

Des premiers tubes au dernier disque, La vraie vie de Buck John, la musique de Murat circule, évidemment. Froideur synthétique ou folks saturés, période trip hop, il collabore avec des dizaines de musiciens (Denis Clavaizolle, Marc Ribot, le Delano Orchestra… pour ne citer qu’eux), avec une nécessité qui ne laisse jamais les sons en arrière-plan décoratif de ce qui n’aurait de valeur qu’en tant que « chanson à texte ». Les paroles de Murat ne sont pas que des mots, ossature statique fichée dans les chansons : au contraire, elles fluent, avec leurs saccades et leurs ralentissements, leurs hauteurs, timbres et a-rythmies particulières. En les chantant déjà, Murat se déplace, il circule, dans un paysage à la fois réel et imaginaire, peuplé d’anges et de bêtes, d’âmes et d’animaux. Il a toujours dit son affection pour les ménestrels, chansonniers voyageurs qui allaient à la fin du Moyen-Âge faire entendre leurs ballades au quatre coins de France. Alors qu’on le présente plus volontiers comme un musicien enraciné, j’éprouve intensément chez lui ce sens du déplacement, du parcours géographique, du moins existentiel. Au-delà de l’Auvergne et des environs de Chamalières, la ballade de Murat me dessine une région mentale, un territoire de sentiments, où reviennent des motifs constants, la « même momie mentalement » comme dit la chanson de Vénus. Sans me soucier de chronologie, ni de détails biographiques, je voulais simplement ici écrire à propos de certains de ces motifs. Maintenant que Murat a fait son envoi, je me lance dans quelque répons, tout profane et approximatif. 

Tiers obscur 

C’est un sillon, une veinure, dans la chanson française des cinquante dernières années : une écriture qu’on sent nourrie de littérature aux prétentions adultes, mais qui n’a jamais voulu renoncer à la musique de l’adolescence, à un amour immodéré pour le son des guitares ou des synthétiseurs, des batteries distordues ou des boîtes à rythme. Pour ça, Murat fait bande avec Christophe et Manset, dans cette génération-là de chanteurs français — mêmes si leurs « carrières » ne recouvrent pas exactement les mêmes périodes —, hommes, qui ont ou auraient aujourd’hui entre soixante-dix et quatre-vingt ans. 

Manset a ce souci de la langue, d’une vision du monde qui se construit à l’échelle des disques, mais en plus épique et archaïque que celle des deux autres. C’est presque un cas d’école, il dit rarement « je », sauf pour asséner, ironiquement, dans ses jeunes années: « Je suis dieu ». Nourris d’images et de récits de voyage, ses textes sont asséchés de tout érotisme, de mots d’amour explicites : la sensualité l’intéresse peu. Il peint ses scènes à distance de l’Occident : on y fixe une femme aux cheveux noirs dans une barque, une fille au collier d’or un enfant dans les bras. 

Christophe s’ouvre plus volontiers à exprimer l’amour, mais parle de lui-même souvent à la troisième personne (« Le petit gars », « Dandy un peu maudit ») : il joue du ténébreux et du bizarre, piqués à Baudelaire ou Byron, qu’on retrouve aussi chez Murat, mais en plus nocturne et plus glam, en plus urbain surtout, de Juvisy à la capitale, cuir noir rehaussé des néons violets et roses des jukeboxes du samedi soir, qui chez Murat n’existent pas. 

Jean-Louis reste aussi en France, mais loin des villes et des boîtes de nuit. Il peuple les campagnes d’un Eros qu’on croyait les avoir désertées. Il a gardé de l’ « amour romantique » quelques prénoms (« Dolorès », « Margot »), mais avec un look de garde-chasse, des bottes crottées et un chapeau de paille. Adolescent, confiait-il à Laure Adler, il était fan de Ray Charles et d’Aretha Franklin à la Bourboule. Il comprenait les deux tiers des textes de Dylan seulement : écrire en français consistait pour lui à donner langue à « ce tiers obscur », ce tiers incompris des textes dylaniens, objets de tant de fascination. Dylan est déjà pétri de littérature, glanée dans les bibliothèques de plus intellectuels que lui, pillée, recyclée, comprise de travers et réinventée. Une part de cette littérature empruntée et folkisée se retrouve chez Murat, qui a voulu à son tour piocher dans la littérature française — il écrit sur les amants Armand et Marguerite de La dame aux camélias de Dumas, arpente les collines de Giono, raconte lire Proust, au-delà des références évidentes à Baudelaire ou Béranger. Quant à l’Amérique, objet de fascination — par voie aussi cinématographique, Cheyenne autumn est le titre du dernier John Ford —, de jalousie et de dépit, elle est venue contrebalancer constamment, autant dans la musique que dans les textes, son enracinement auvergnat. Murat l’a beaucoup répété : il s’est toujours senti déchiré, déterritorialisé, enraciné-déraciné : c’est ce sentiment d’un homme d’après-guerre pris entre sa langue ancienne et la pop culture anglosaxonne qui l’a amené, comme Manset et Christophe, fascinés par cette langue anglaise qu’ils ne savaient pas vraiment parler et encore moins écrire, à chercher dans le français une diction qui le ferait sonner comme une langue étrangère ici, comme une langue familière là-bas, au rock, à l’Amérique. Ce mélange d’aspiration littéraire et de complexe d’infériorité du locuteur français vis-à-vis des sonorités de la langue américaine chantée, qui séduisait la jeunesse et les filles, on le retrouve chez les trois chanteurs : chacun a travaillé à jouer l’une contre l’autre, pour produire un chant en français qui ne serait pas imitation, encore moins assujettissement à la culture américaine dominante, mais une forme d’incantation toute personnelle à leur lieu natal, à une France devenue exotique à elle-même.

Schopenhauer des cœurs

En mai 2020, pour la sortie de Baby Love, un bel article de Libération signé Charline Lecarpentier présentait Murat comme le « chef de file de la chanson française pessimiste ». À sa mort, plusieurs organes de presse ont repris la formule. « Pessimiste », l’adjectif sonne peut-être un peu trop définitif pour qualifier son lyrisme rusé, fuyant, plein d’impatience et toujours séducteur. En 91, « Regrets » jouait il est vrai sur une esthétique passablement gothique, mais avant tout parce que le clip se déroulait dans un cimetière. En vérité, la chanson invite une amante à s’abandonner sans regret à un amour charnel clandestin — « loin, loin, très loin du monde / où rien ne meurt jamais ». C’est bon, on est tranquilles pour faire l’amour. La mort ne rôde pas ici. 

Le texte est écrit par Farmer en fait. Dans toutes les autres chansons de Murat, désormais n’en doutons pas, la mort s’invite à tous les ébats. Au cœur de tout amour et de toute aventure, Murat dépose de petits précipités dépressifs : « Je voulais donner mon sang / Ma vigueur et mon audace / Mais sans passion à présent / Dieu que cette vie me lasse » (« Le Troupeau »). Ange déchu dans le monde terrestre où tout finit par mourir, où vient inexorablement « le temps du lien défait », Murat ne parle pas d’apocalypse à l’échelle collective comme Dylan, mais injecte dans tous les sentiments le poison léger d’un mélange de misanthropie et de morbidité. Un franc pessimisme face au destin maudit de l’humanité, non. Plutôt le venin de la rancœur et du découragement dans chaque effort pour aimer. « Je m’abîme dans des remords de merde / Je suis bâti de cendres et de chimères » (« La surnage dans les tourbillons d’un steamer »). Voilà qui pose une attitude : sens de l’absolu pisseux, désespoir à la petite semaine et une forme d’humour — noir.

« Puisque la vie n’est pas ce qu’on nous fait croire / Alors mieux vaut le drap du désespoir » chantait Manset dans « Entrez dans le rêve ». Remplacez vie par « amour », vous aurez des paroles muratiennes : oscillation du désir entre souffrance et ennui, voile de Maïa — oui, Manset comme Murat se piqu(ai)ent de bouddhisme, tout comme Schopenhauer. 

Permettez-moi donc de faire varier la formule : Jean-Louis Murat, Schopenhauer des cœurs. Ou plutôt Kierkegaard? Pour mélanger Journal du séducteur et Traité du désespoir, avec les anges, mais sans la foi chrétienne.  

Case lover

À l’époque de son premier tube, « Si je devais manquer de toi » et de l’album Cheyenne Autumn, avec ses yeux clairs et ses poses délicates, Murat trouve la case de son succès dans l’industrie musicale française non comme chanteur pessimiste mais comme lover ténébreux. Il allait falloir œuvrer pour se distinguer de Marc Lavoine et d’Herbert Léonard, chassant, à la même époque, à peu près dans les mêmes contrées. Dans une interview pour Libération en 1988, il confie à Bayon : « j’ai peur de ce que je pourrais devenir : une sorte de chanteur de charme. Crooner français à la manque ».

Cette déclaration me l’a toujours rendu charmant. « Chanteur de charme » : d’une certaine manière, il ne l’a jamais été et l’est toujours resté. Certes, aucun chanteur lover de l’époque n’avait sorti huit ans avant ce genre de brûlot bizarre qu’est « Le peuple est mort, suicidez-vous! » — drôle de chanson, drôle de texte, passablement nihiliste, issu d’une lignée emphatique et vaguement surréaliste de la chanson française, telle que pratiquée par William Scheller — qui découvre Murat. S’il y a un peu plus d’amour dans les chansons par lesquelles il se fera mieux connaître, Cheyenne Autumn évoque déjà une guerre — d’après le film de John Ford —, les chansons de Murat portent toujours en elle ce savoir rêche : « oui même dans l’amour, la camarde va » (« Le Môme éternel », Dolorès). Au début des années quatre-vingt-dix, Murat est encore un peu trop joli pour le cracher à la manière plus crue de Léo Ferré. Il est aussi un peu trop amoureux des femmes, ou comme il dit, si étrangement, du « fait féminin ». Alors lover il reste, entre Eros et Thanatos, se refusant à fixer le mélange des deux en une formule romantique bien rodée, comme le fait au même moment Mylène Farmer. 

Le ton de ces amours cependant change : si Murat peuple longtemps ses textes de grandes idées brumeuses, « âme », « ange déchu », « éternité », « destin », la dérision vient peu à peu défaire leur grandiloquence. Derrière l’imagerie gothique se dessinent des vanités, et dans ces vanités affleure de la souillure, quelque chose de boueux. Le beau ténébreux est pris au col et forcé à manger de la terre. Le corps désiré de la femme côtoie le vagin des porcs. La langue s’épaissit, disque après disque, se teinte de Céline ou d’un fantasme de hip-hop, et dans « Baby carni bird », Murat finit par gueuler « Wootchie! … Si tu veux bien vivre dans une poubelle. Y te refont une bite en or. Ouais une bite en or » — période Le Moujik et sa femme. Les anges se dissolvent dans l’air ambiant et laissent apparaître le « cours ordinaire des choses » : un torrent d’illusions et de merde qui n’épargne à la fin aucun amour, encore moins le plus pur. « Tout cela porterait à rire, s’il n’y avait le désir » (« Mousse noire »). Dans l’histoire de la poésie d’amour, Murat trouve tantôt un équilibre entre sacré et profane, dans l’héritage de l’amour courtois, où le désir se laisser chanter aussi modestement qu’intensément, sans sacralisation ni humiliation. « Je suis Colin Muset, en pélisse de vair »,  chante-t-il dans « La surnage… » : un trouvère champenois né en 1210, qui dit bien dans sa langue ce que Murat n’a cessé de faire : « Je chantasse d’amorettes »

Crooner crâne

Trop haut perchée, la voix de Jean-Louis Murat n’est pas celle d’un crooner. Sur le fil, légèrement brisée, sa voix d’enfant y semble encore conservée dans la mue. Il n’a pas le timbre chaud de Sinatra, de Dean Martin ou de Joe Dassin, la tendresse caressante du mafieux en vacances. La filiation des trouvères en effet lui sied mieux. Elle s’embarrasse moins du cliché de la virilité enveloppante, qui sous le charme de l’aventure, dit la sécurité et le foyer. Chez Murat, comme la voix est sur la brèche, jamais l’amour n’est sûr. Jean-Louis n’est pas dans votre salon, à vous chuchoter des douceurs à l’oreille : il hante plutôt le petit bois des passions souffreteuses, du désir inassouvi, ou, sur la face Sud, le plaisir sans lendemain volé dans les bruyères, sur le Mont-Sans-Souci bien ensoleillé : « J’en pinçais pour une infirmière, une brune plutôt jolie / j’aimais déjà dire ‘je t’aime’/ Je t’aime je lui dis / je savais que dans une semaine elle serait loin d’ici/ tous ces amours de courte haleine embellissaient nos vies ». (« Au mont Sans-Souci », Mustango). Saisi en toute insécurité, l’amour est indolent sous les jupes, désinvolte, plein de narcissisme et d’orgueil, de volte faces et d’insatisfaction. Combien de chansons en forme de missives de libertin pourchassé ou éconduit? « Allez dire à ceux de Mycène, que je ne rendrai pas la femelle ». Sans absolu et sans dieu, sans institution, ça va de soi, il est toujours amant, jamais mari, en manque ou en fuite, privé de la chair qu’il désire, repu de la chair consommée. 

C’est là qu’il traverse des sentiers, monte au Col de la Croix Morand et prend de grandes résolutions romantiques : « je te garderai ». Mais c’est l’amour d’aimer qui compte dans ces moments de solitude en tête à tête avec la nature, ou le narcissisme du Casanova se dissout en une sorte d’animisme contrarié ; « Je ne veux plus être ce Pin sylvestre / ce fond de saindoux ». C’est là qu’il s’accomplit, dans la négation qui le fait fusionner avec la nature. Il vient y ruminer, en pleine compulsion de répétition, l’obsolescence programmée de toute intensité amoureuse. 

Ne venez donc pas vous reposer ici dans la confiance, en écoutant les mots d’amour de Murat. « Dans cet univers de cendres / où aimer n’existe pas », ce sont toujours déjà des mots de mort, de guerre et de défaite, même si, dans cette obscurité constante, parfois, entre la lumière (dans « Sentiment nouveau », « V’la l’amour qui passe », ou « Le contentement de la lady », une des plus belles comptines sexuelles que je lui connaisse, sur le plaisir féminin). Mais plus souvent, c’est le désamour le plus cru ; ainsi dans ces alexandrins de « Fier amant de la terre », à la sophistication presque parnassienne.

« Je suis du peuple nu qui se déchire en toi

Sur des chairs inconnues en un violent combat

Dans ce monde moderne je ne suis pas chez moi

Merci pour tant de peine mais je ne t’aime pas »

Il fait penser à Léonard Cohen — pas tant pour le style que pour le fond —, chez qui les chansons d’amour sont aussi chants de haine ; Cohen ne les traite pas séparément. Comme dans « Avalanche », reprise, réappropriée par Murat avec une intensité révélatrice, où le lady’s man régurgite un amour placé trop haut, retournant l’humiliation subie contre l’objet d’adoration. « Le monstre que tu as recueilli ne craint ni la faim ni le froid / Il ne recherche pas ta compagnie même ici au cœur du monde » (« The crippled that you clothe and feed / Is neither starved nor cold / He does not ask for your company / Not at the center, the center of the world ». 

Les chansons d’amour de Cohen sont toujours plus vastes que l’amour-même, elles dessinent l’inextricable écheveau des rapports de force qui sous-tendent toute relation humaine : dans cette noirceur tapie au cœur de tout ce qui lie des amants, Murat vient lui aussi puiser sa sève. 

Sexiste faible 

L’amour et la rancœur se mêlent donc inextricablement chez Murat, avec une morbidité, un bestiaire et des vulgarités qui lui sont propres. « Que fera le chien au lièvre qu’il attrape? » (« La surnage dans les tourbillons d’un steamer »), et un portrait des femmes désirées non dénué de remontées acides. Seul chanteur français à se permettre encore de les appeler « femelles », « garce », « souillon échevelée », « putain sèche », à moins que par ces mots, il ne s’adresse à lui-même, Murat va même jusqu’à humilier sa propre nature de fille, à moins qu’il ne convoite pour son propre compte les ressources du mystère féminin. Libertin narquois, misanthrope amoureux, misogyne efféminé, Murat est toujours un amant déphasé, « l’amant et l’ennemi de l’amant », l’ami des femmes, à qui il ne veut pas que du bien. 

Avec ces objets féminins de son constant désir, Murat est délicat tant qu’il est inactuel, vaincu de l’histoire (d’amour) hantant encore les limbes de quelques rivière de France. En temps de paix démocratique ouverte à l’inclusivité et à l’égalité, il prend la gueule du masculiniste, populiste tendance droitière, comme il l’illustrait dans la plupart de ses interviews récentes. Il le dit plus finement dans les chansons, le féminisme contemporain lui fait l’effet d’une désertion de tout désir, de toute tendresse. 

« Plus vu de femmes au monde incertain

Faire autant fi des lois de l’hymen

De femmes d’un monde nouveau 

De femmes nous laisser autant seuls aux commandes des lois de la tendresse 

De femmes nous trouver si sots »

Sexiste faible, « garçon qui maudit les filles », womenizer versant vulnérable, Murat a beau se dire lui-même intrinsèquement féminin, parce qu’il aime à se vêtir des bas d’une amante, à s’identifier à la Scarlett O’Hara d’Autant en Emporte le vent, « jamais satisfaite et n’ayant jamais atteint l’orgasme », il est pris dans le système d’un rapport des sexes où seul l’homme s’individualise, fasciné devant le « fait féminin », sorte d’émanation de la nature, à la luxuriance réjouissante, que le garçon plein de désir peut collecter comme autrefois les naturalistes du XVIIIe siècle, collectant plantes et oiseaux rares ou communs avec la même libido sciendi. Ça me donne parfois le sentiment que les modèles sur lesquels roule son sens du drame amoureux viennent d’un temps révolu, aujourd’hui dépassé. Mais comme plus que tout, il aime la solitude, il jouit de cette défaite, de cette inactualité. « Tes gestes d’orfèvre / Ta vie de femelle / Je te jure que je m’en fous » (« Fort Alamo »).

Rendu à cette solitude, intuition fondamentale qui conditionne toutes ses chansons, Murat passe alors son temps à envoyer des chansons comme des missives, de préférence écrites à la main, où confiées pour être transmise de vive voix par quelque messager marathonien. Il écrit depuis le front d’une guerre qui n’a plus lieu ici, à quelqu’un qui pourrait bien être quelqu’un d’autre, sur des faits d’amour. « J’ai fréquenté la beauté / Je n’en ai rien gardé » (Babel avec The Delano Orchestra). Il écrit sans attendre de réponse, ou une réponse qu’il entendra sans l’écouter : impression que font toujours les duos — qu’il a tant pratiqués —, missive contre missive, mais jamais dialogue, ou alors de sourds, bijoux consonants destinés à nous faire contempler la déchirure, l’incommunicabilité entre les sexes. Quand il chante « L’irrégulière », destinée à Jeanne Moreau, sur la figure de l’amante de l’ombre dont il devient finalement le corps et la voix, il touche à la part la plus émouvante de ce solipsisme. Il ne s’agit plus de parler à l’autre, il s’est déjà fondu en elle, elle est devenue lui. 

 

Frère des morts

Cohen a une part de messianisme juif qui le rend à même de rassembler ces solitudes, une collectivité humaine à l’horizon. Murat, lui, est sans prophétie pour autrui en tant que communauté,  sans table de la loi et sans transcendance. Les autres — il y en a pourtant mille qui viennent peupler ses chansons, ne le sont obstinément que comme solitudes : soldats sans troupe, amis suicidés, anti-héros pendus, perdus, oubliés de l’histoire, longue file de morts ou presque que l’écriture vient sauver du néant le temps d’une chanson, conserver au souvenir. Plus qu’à ses amoureuses, on dirait que c’est à eux que Murat réserve son empathie, sa véritable tendresse. Déserteurs de quelque guerre lointaine, aviateurs égarés dans les brumes comme Charles Nungesser et François Coli (qui avaient tenté en 1927 de rejoindre New York sans escale, avant que leur Oiseau blanc ne sombre en mer, resté introuvable), artisans anonymes suicidés — le magnifique « Tous mourus » aux pianos évocateurs des compositions tardives de Mark Hollis —, ou figures historiques en train de déchoir, par la honte, la menace ou la mort (Virenque, Salman Rushdie, François Mitterand ou Joachim Murat, roi de Naples…). 

Avec eux, il n’est plus seulement l’Auvergnat, enraciné : il réduit son bagage, défait les liens, en hobo ménestrel, il passe de corps en corps, éreinte son propre narcissisme, s’arrache au perpétuel autoportrait qu’il a tant pratiqué en peinture, vers des moments de « solidarité », comme dans ses chansons consciencieusement écrites pour les Gilets Jaunes. 

Je me suis souvent demandé pourquoi tant de ses chansons restent hantées du thème de la guerre — des Cheyennes contre les colons en Amérique, de 1914-18 en France, du Sarajevo des années 1990, ou par la Révolution Française de 1789 — où Murat semble étrangement se reconnaître dans la « tête jetée au panier des guillotinés » (« Le Cafard »). Je crois que la guerre réalise à ses yeux une figure absolue de la solidarité humaine comme solidarité dans la mort. Elle lui fait atteindre aussi ce sens de la collectivité que les duos d’amours paradoxalement dissolvent. Quand Murat n’a que mépris pour la dépression sans objet — c’est là qu’il s’insulte généralement, se hurle d’arrêter — les guerres au moins se prévalent de causes, fût-ce pour un degré supérieur d’absurdité. La guerre est comme un garde fou à la vanité des métaphores amoureuses, parce qu’elle exprime, au fond, le vrai sens des blessures. Du point de vue des tranchées, du point de vue des ruines, Murat se chante aussi bien une sorte de nostalgie de l’héroïsme, mais de l’héroïsme en train d’échouer, du déserteur, des animaux blessés, du dernier cheval. Dans ces cellules d’individualités sacrifiées, le chanteur niche son goût des épopées désespérées. 

Guides animaux

Un monde d’hommes, c’est sûr, où les femelles n’entrent qu’en animales — amour et pitié pour les vaches — mais où s’engouffre une armée d’animaux. C’est étrange d’ailleurs, comme ses premières chansons sont peuplées d’anges, qui peu à peu disparaissent au profit d’un bestiaire luxuriant désormais bien terrestre. Marmottes, pies, vaches, hérons abattus par « le vent d’Ecir sur la Limagne », lièvre, grive et myrrhe, reine des près, orme léger, animaux autant que végétations, neiges, caillou à qui il chante : « tout ce qui mène au tombeau ici bas devient beau (…) je voulais te dire ne pleure pas caillou, je t’aime » (sur Taormina) (Il faut lire ce beau texte de Florence D. sur Murat et les animaux). Animaux domestiques et sauvages en déroute, mortels eux aussi, vies cycliques sans cesse menacées — ils sont des sortes de guides dans la vraie matière organique de l’existence ; « guidé par l’odeur des chevaux », on avance encore. Mais comme nous, ils sont soumis au cours de l’histoire humaine, comme ce jaguar désœuvré, prédateur trop puissant pour ce nouvel âge de la nature domestiquée : « Dieu comment capturer un coq dans cette drôle de forêt? Tout juste bon à garder les oies ». Ces frères non humains disent à la fois la nature en sa cruauté et un ordre du monde où les jugements sont suspendus. Ils sont tour à tour messagers ou totems, avatars de l’animal désirant et luttant qu’il est : « le chien de l’espace, pris dans la glace, n’aboiera plus, owouh, wouh, wouh, wouh, wouh, wouh… »

Nuage aux cieux 

Comme tous les Romantiques, Murat a commencé par vieillir de l’âme. Echappé au suicide, au sien, à celui des autres aussi, amis perdus à jamais, c’est en survivant, qu’il a semblé se tenir face à l’existence, silhouette qui avance, le front baissé, dans les ronces du cours ordinaire des choses, qui le lacèrent sans le tuer. Du sang versé, il a fait des chansons, inextinguible source au débit romanesque, renouvelée par sa vie même.

Mais chanteur de charme à l’épreuve du vent, il a aussi vieilli du corps, sans le cacher, tandis que sa voix restait presque inaltérée, comme son regard d’ailleurs, et sa tignasse sombre. Quand il chante encore des chansons d’amour, vieux, en bajoues, le visage constellé de taches brunes, il me fait l’effet d’un Robinson de la carte du Tendre, encore une fois, le survivant de son propre charme, de sa propre puissance de séducteur de la chanson française. Il se rêvait en dernier chanteur, après Gainsbourg et Baschung, « indépassables », pourtant j’ai l’impression qu’il a nourri et reçu de toute une scène clermontoise, et au-delà, et que la vieille branche va continuer à croître, même si les conditions de l’industrie musicale française ont changé, et qu’un portrait dans Libération ne fait plus désormais décoller la carrière de ce genre de poète. 

A présent qu’il n’est plus, que la voix vivante s’est tue, il suffit d’écouter encore les heures disponibles de sa voix fixée pour l’entendre préparer avec soin son au-delà ici-même, en suppliques partout cachées dans la centaine de ses chansons. « Accueille-moi paysage / fais de moi paysage un nuage aux cieux », comme il chante dans Taormina. Le voici monté au ciel sans dieu mais dans un nuage, comme un futur manteau de pluie. Pour les chansons, pour la vie même, je le guetterai quand viendra l’orage. 

“La ville où je suis née.” (Retourner à) Tarbes : une exposition, avec Alexandre Guirkinger

Celles et ceux qui me suivent ont bien compris que j’avais ces derniers mois un léger penchant régionaliste, une tendance à cultiver le petit folklore disparate de mes origines tarbaises, hispano-pyrénéennes, occitanes. Ils ont bien vu. Le 14 octobre, je sors ce nouveau disque, appelée Tarbes, du nom de la ville où je suis née et où j’ai grandi jusqu’à la fin de mon adolescence. Avec Léa Moreau, François Virot et Mocke Depret, on le jouera le jour même, à Tarbes, au Théâtre des Nouveautés. Un lieu où j’ai joué, pour la première fois, tremblante, sur scène et en public, quand j’avais environ 16 ans. Renaud Cojo nous accompagne pour la mise en scène, et nous avons la chance d’avoir avec nous les jeunes chanteurs du cursus art choral du Conservatoire de Tarbes — qui chantent aussi sur le disque. Je crois que c’est quasi complet aux Nouveautés, mais voici le lien pour mémoire. Et nous espérons amener Tarbes dans bien d’autres contrées dans les mois qui viennent (je sais déjà qu’on le jouera à Paris, le 18 janvier, à Lyon, le 24 février, et à Pondicherry, oui à Pondicherry, en Inde les amis, le 10 décembre).

Mais Tarbes n’a pas été que musique. Dès le départ, à peine mes premières maquettes terminées, il y a plus d’un an de cela, on a imaginé avec le photographe Alexandre Guirkinger, une extension photographique à toute cette rêverie intime, mélancolique certes, parce le sentiment aigu des altérations du temps est pour moi au creux de toute musique, mais pas nostalgique. On voulait voir et montrer les gens de Tarbes aujourd’hui, le visage contemporain de la ville, ses pierres, ses murs, ses vitrines plus ou moins déshabillés. « J’ai l’impression d’arriver à Hollywood! » m’a dit Alexandre quand il a débarqué pour la première fois sur place. Les Quais de l’Adour, la Place de Verdun, la Foch, qui résonnaient dans les chansons, s’étaient déjà installés dans son champ de vision.

Dans le livret de l’album, on retrouve une série des photos d’Alexandre. Mais il y en a tant et plus.

Dans la vidéo ci-dessous, montée par Clara Lemercier Gemptell, ma voix s’associe aux images captées à la chambre au cours du printemps 2020. J’y lis le début d’un long texte qui paraîtra bientôt, in extenso, sur quelques moments sonores encore non publiés du disque (avec la guitare de Mocke Depret, la batterie de François Virot…)

Elle est une des pièces centrales de l’exposition qui se tiendra du 3 au 23 octobre au Pari, situé au 21, rue Georges Clemenceau, à Tarbes, grâce au soutien du Parvis et de Tarbes en scènes.

L’entrée est libre et gratuite.

Le samedi 8 octobre à 19h, se tiendra le vernissage, également en entrée libre. Et j’y serai! Avec Alexandre.

Un grand merci à Valérie Lhuillier, à Audrey Quentin du Pari, ainsi qu’à Béatrice Merlet, plasticienne et complice pour cet accrochage.

Présentations et informations pratiques : https://www.lepari-tarbes.fr/evenement/la-feline/

Troublée dans le genre : Onoda, Titane et moi

Pour des raisons peu élucidées, je suis sensible aux aventures d’individus livrés à eux-mêmes dans la nature, à ce genre que les catégories actuelles du cinéma désigneraient comme survival, mêlant les influences de Daniel Defoe, de Jack London, de Jospeh Conrad et les écrits d’explorateurs solitaires disponibles depuis l’invention de l’écriture. Entre Davy Crockett et Saint François d’Assises, j’ai probablement inscrit dès l’enfance dans mon imaginaire une sensibilité particulière pour l’« appel de la forêt » et les robinsonnades. J’ai beau être émue par les dandys et concernée par les concepts, ma morale du monde s’est cristallisée quelque part entre les pages de « Construire un feu ». Je continue de lire Jack London avec le sentiment d’y avoir affaire à la vraie vie. Non que la nature sauvage représentée dans ces textes y donne accès à quelque chose de pur : elle reste travaillée par la violence sociale objective, le poids de l’histoire de la domination, même à l’écart de la société. Non que je souhaite moi-même épouser cette forme de vie. Mais c’est ainsi, les histoires de ce genre m’édifient, comme on parlait autrefois d’édification morale, elle me donne accès à un sens profond de l’existence.

Man in the Wilderness

J’ai surtout un faible pour le genre tél qu’il se fixe dans les années soixante dix au cinéma, depuis Man in the Wilderness (Le Convoi Sauvage, 1971) de Richard Sarafian, Walkabout de Nicolas Roeg (encore un film de 1971) ou Jeremiah Johnson (1972) de Sydney Pollack jusqu’aux très beaux et bien plus récents L’étreinte du Serpent de Ciro Guerra (2015) ou Lilian (2019) d’Andreas Horvath. Je suis toujours émue par ces figures d’errance, sortes de Robinsons trash aux visages émaciés, témoins des plus matinaux levers de soleil. 

Survival contemplatif

Assez naturellement, Onoda, le film d’Arthur Harari en sélection cette année à Cannes, est venu s’inscrire dans ce goût que je cultive un peu sans y penser pour le survival à profondeur métaphysique. On y voit en plus construire de magnifiques cabanes en pleine bambouseraie, des uniformes à la couleur changeante, rapiécés de part en part, après des années de boue, de pluie et de crasse. On y scrute le mode de vie ascétique, au cœur de la végétation tropicale, d’un soldat qui refusa pendant trente ans d’admettre la défaite du Japon en 1944 et continua sa guerre, sur l’île de Lubang aux Philippines où il avait été envoyé. Lui et les trois compagnons qui s’engagent à ses côtés, couchent à même le sol, apprennent à distinguer la part du poison et du fruit comestible, mènent quand il fait faim des actions de guérillas aberrantes contre les civils philippins pour leur voler bétail et grain. 

Fait remarquable dans ce film sur un déni de réalité, l’extériorité est reine, comme la pluie qui semble inonder jusqu’aux genoux des spectateurs. Les scènes sont filmées à hauteur d’hommes, comme si Arthur Harari voulait nous rapprocher de ce qu’a pu être l’expérience quotidienne de cette folie. Dans une récente interview, il explique qu’il ne pouvait filmer cette histoire comme un « trip », à la façon du Fitzcaraldo ou du Aguirre de Herzog. Il fallait mettre en scène non la dérive psychédélique d’un équipage maudit durant quelques semaines le long de l’Amazone, mais la démence sobre, calculée pour durer trois décennies, d’un soldat en campagne, pratiquement, à vie. Le montage des séquences prend en charge le défi cinématographique de cette durée, et dessine, sans la fixer tout à fait, une cartographie de l’île. Il y a la carte militaire évidemment désuète, mal informée, à laquelle s’accroche l’idée fixe d’Onoda, qui donne à l’île son contour fantasmatique. Il y a ce rivage Sud où tout pourrait basculer. Il y a aussi ces débuts de séquences cadrés à peine au dessus de la canopée, surplomb qui offre le sentiment paradoxal d’une vue d’ensemble dépourvue de recul, immergée.

L’histoire est ambiguë, moralement très complexe. Le « héros » n’est pas vraiment un idéaliste, c’est un homme guidé par une idée fixe, une sorte de psychorigide dont la psychose a pris les dimensions dantesques d’un déni de l’histoire, jusqu’à parvenir à rendre un temps son hallucination collective. Onoda est manifestement habité par un racisme odieux à l’égard des Philippins, désignés comme « Donkos », sa fidélité à l’armée japonaise est paradoxale, son « honneur » même prend un sens contradictoire : à Futamata, il est formé par le général Yoshimi Taniguchi à la « guerre secrète », autrement dit à la guerilla qui terrorise les civils, use d’armes explosives contre des populations désarmées. Être un soldat de la « guerre secrète », c’est en outre accepter de recourir au mensonge, à la manipulation. Tout faire aussi pour ne pas mourir, quitte à se déshonorer — il tue la femme qui le menace maladroitement d’une arme qu’elle ne contrôle pas —, là où la culture militaire japonaise n’offre qu’une seule issue au déshonneur : la mort. 

Onoda bien sûr est aussi un film de guerre, d’opérations militaires, de sacrifices de soldats. Mais la guerre qui dure devient un bivouac éternel, un art de survivre dans la nature tropicale qui est, en fin de compte ici, le seul ennemi tangible. À l’image de son arme à la longévité impressionnante (en 1973, le fusil reçu en 1944, un Arisaka type 99, était toujours en parfait état de marche), Onoda est avant tout un survivant. Et je retrouve en le découvrant des traits qui me ramènent à ma vieille passion esthétique pour les survivals contemplatifs évoqués plus haut. 

Le film dure trois heures, et sur ce temps long de « 10 000 nuits dans la jungle », il ne faiblit pas. Sans doute par le jeu remarquable de ses acteurs (Yūya Endō en Onoda jeune et Kanji Tsuda en Onoda vieux) mais aussi par l’écriture profondément humaine de ses personnages, notamment des trois compagnons qu’Onoda a sous ses ordres, Kosuka, Shimada et Akatsu — ce dernier joué par Kai Inowaki, émouvant tout jeune homme désespéré de sacrifier là sa jeunesse et peut-être sa vie, à la fois protégé et prisonnier des trois autres. 

Sado Okesa

La musique d’Onoda est parcimonieuse : on en retient surtout le thème lent, au tempo presque démantibulé, composé par Olivier Marguerit, qui cristallise le mieux l’ambition classique de ce film dans une sorte de folk atemporel. Un son de cordes pincées — peut-être doublées d’un piano — décrit une courte mélodie obstinée, comme le destin du personnage principal. On ne l’entend que ponctuellement dans le film. Le thème — qui évoquerait presque le film d’aventures, le Trevor Jones du Dernier des Mohicans, en version décharnée — frappe en exposition mais surtout en final quand il lâche sans complaisance toute l’émotion circonspecte de la dernière scène, dans le champ sans contrechamp d’Onoda quittant l’île. Onoda est aussi ponctué de chansons intra-diégétiques qui confirment encore cette force de l’extériorité. Un chant patriotique japonais intervient comme image sonore de la fixation obsessionnelle de la fidélité d’Onoda à son formateur militaire. Il sert aussi de signal de fumée au jeune journaliste venu le rechercher. Quant à « Sado Okesa », cette chanson célèbre au Japon dans les années dix neuf cent vingt que chantent dans une scène d’ivresse et de sueur mémorable les jeune officiers en formation de la guerre secrète, elle révèle la manière dont le film produit des significations sans jamais les rendre univoques. La chanson, dont les paroles ont la forme d’un dialogue amoureux, est connue pour ses versions de paroles multiples. Comme cette chanson dont on peut changer les paroles, que l’on peut s’approprier, transformer de l’intérieur, sans en modifier l’apparence, Onoda a cette qualité de laisser le spectateur devant une telle énigme psychique et historique que ce dernier ne peut qu’essayer de s’en faire sa propre chanson, de s’affronter à l’expérience d’une identification et d’une indifférence également impossibles. Cette part d’opacité, d’incompréhensible est partie prenante d’un film qu’Harari a tourné dans une langue qu’il ne comprenait pas lui-même, contraint de s’en remettre à une forme d’instinct, d’intuition par immersion dans le tournage, pour être certain de la justesse du jeu de ses acteurs. Ce rapport presque méta-linguistique au film semble avoir renforcé l’exigence du réalisateur sur les plans de l’écriture, du cadre et du montage. Tout se passe comme s’il ouvrait le film à une profondeur, le prémunissait de la littéralité.

Male gaze

Quoique dans un autre contexte culturel, il eût pu y prétendre, Onoda n’a pas reçu la Palme d’or à Cannes. Dans l’époque, le parti-pris du film, son point de départ, d’aller chercher ainsi une histoire du XXe siècle, avec ce contexte viril, militaire, le range dans un classicisme presque désuet. Même si le film vise à produire une sorte de représentation atemporelle de ce que peut un homme, de la fidélité, de l’amitié même et du temps, Onoda n’est pas un film que la culture contemporaine pouvait couronner comme elle a choisi de le faire pour le film de Julia Ducourneau, Titane, qui brandit le corps hybride de son personnage central comme un statement, en esthétise la sexualité transhumaine, reprenant certains codes de films de « genre » — au sens underground plus que populaire du terme — des années 80 (de La Mouche de Cronenberg à Christine de Carpenter) qui ajoutent à sa crédibilité critique.

Le film de Harari s’ancre sans doute dans des définitions beaucoup plus traditionnelles de l’humanité. Il s’inscrit dans un cinéma ample, où le « genre » a plutôt le sens des formes engendrées par le cinéma classique hollywoodien qui détermina les codes du western, du thriller ou du drame. Harari assume des influences devenues classiques comme les films du Philippin Lino Brocka, le Délivrance de Boorman, on pense aussi à La Ligne Rouge de Terrence Malick. Et comme c’est ce qui advient pour la plupart des films de ce « genre », de la guerre à la survivance, il fait un film d’hommes.

Déserteurs, prisonniers en fuite, anciens soldats devenus sans guerre et sans cause, ronins privés de maîtres ou officiers topographes comme le Vladimir Artemiev de Dersou Ouzala, le type de personnage au cœur de ce genre de film est, il est vrai, pratiquement toujours masculin.

J’ai longtemps regardé sans m’en émouvoir les films de Werner Herzog sur des héros hallucinés qui sont invariablement des hommes. J’ai lu avec avidité et force identification des « shōnen » (mangas pour « pour jeune garçons ») comme Survivant (Sabaibaru), de Takao Saïtō, où un gamin sans âge, le jeune Satoru, apprivoise seul la nature dans un monde post-apocalyptique.

Petite fille, je détaillais déjà scrupuleusement les techniques de construction de cabanes et d’allumage de feu dans un volume appelé Copain des bois. Je notais bien qu’il n’existait pas d’édition « copine », mais ça semblait une affaire de garçon à laquelle on avait le droit de participer : sur la couverture et dans les pages explicatives, une petite fille était représentée et fabriquait cabanes et douches sauvages autant que son camarade. Cette enfant dessinée était pratiquement la seule représentation de femme in the wilderness dont je disposais : une image, muette, abstraite et restée innomée, loin de tous ces descendants tragiques de Robinson mâles dont mon imaginaire serait progressivement surpeuplé.

Dans le genre, en fin de compte, je n’ai rencontré que très récemment des figures féminines. Lilian que j’ai cité plus haut est l’aventure d’une jeune prostituée russe complètement livrée à elle-même à travers les Etats-Unis. Il y aussi la magnifique Sylvie — qui ne porte pas pour rien dans son nom celui de la forêt — dans le Housekeeping de Bill Forsyth, film adapté du roman de Marilynne Robinson paru en 1980, sur une femme hobo qui préfère les abords des trains aux étouffants foyers. Et je repense à l’instant à la malheureuse Miss Roxburgh, dans le roman de Patrick White, Une ceinture de feuilles, seule naufragée de son navire dans les années 1830 pour devenir esclave d’une tribu, qui éprouve dans toutes les strates de sa chair la violence et l’extase du ré-ensauvagement. 

Ces exemples existent et enrichissent les enjeux traditionnels du genre, mais on ne les trouve qu’aux marges du genre.

Lilian

Est-ce que la masculinité y est une donnée essentielle? Ou le simple effet d’une accumulation historique d’exemples quasi exclusivement masculins d’une expérience au fond universelle? Peut-être pas, en droit, ces exemples le montrent, mais c’est malgré tout indéniablement dans le contexte de ce privilège masculin que mon imaginaire autour de ce genre s’est largement constitué.

Transfuge de genre

J’ai préféré Onoda à Titane. J’ai préféré le genre de film Onoda au film de genre esthétisé Titane.  

Titane se présente explicitement comme un film queer. La monstrueuse beauté d’Alexia, sa sexualité brutale, sa grossesse hybride, tout fait signe vers une prise de pouvoir d’incarnations nouvelles du genre, littéralement de transsubstantiation des genres au-delà même de l’opposition cisgenre du masculin et du féminin, avec un fond d’empowerment féministe assez souligné.. Chaque séquence du film ressasse au fond le même message : qu’Alexia y ressemble à une femme ou à un jeune garçon, à un Christ androgyne ou à un insecte femelle à la Giger, c’est cette fluidité que vous devez aimer, cette résistance à l’assignation. En regard, Onoda, film d’hommes, de survival, presque à l’ancienne, a toute l’apparence d’un film straight, fermé aux possibles des variations de l’identité — on y a même littéralement affaire à une sorte de freeze de la subjectivité du personnage principal, bloqué sur son identité de soldat, sa fidélité. 

Je dois pourtant faire ce constat paradoxal : aucune des scènes, même les plus exubérantes, de Titane ne m’a amenée à transgresser, à transpercer mon genre, comme l’a fait, de manière incidente, l’histoire lointaine, moralement suspecte, impossible, du soldat Onoda. Je ne m’étais jamais vraiment demandé pourquoi ces survivals me touchaient tant, elles qui ne semblent pouvoir être lles semblent ne pouvoir être vécues, même par procuration, même en rêve, que par des héros mâles, excluant le genre féminin qui m’est assigné.

Cela fait-il de moi une sorte de « transfuge de genre »?

Ou est-ce que je suis devant mes survivals comme était Morrissey devant les actrices camp des années quarante, attiré par un monde qui l’excluait? Toutefois, je ne divinise ni les acteurs en question ni les personnages qu’ils incarnent. Ma concupiscence esthétique se porte sur leur forme de vie, et les règles du genre pour la rendre tangible dans une narration cinématographique. Il y a toutefois une certaine vérité dans l’idée que ce monde m’attire aussi probablement parce qu’il m’exclut en tant que fille, ou plutôt parce qu’il ne s’adresse pas tout à fait à moi, qu’il n’a pas vraiment été fait pour moi, et oh sentiment précieux de liberté esthétique, qu’il n’a pas prévu la manière dont je répondrai aux interrogations qu’en moi il suscite. 

Comme j’éprouvais je m’en souviens un plaisir particulier à me plonger dans ce Copain des bois qui n’avait pas tout à fait prévu sa lectrice, je continue d’éprouver un plaisir émancipateur à faire ce chemin queer, oblique, vers un genre straight, là où le film qui me dicte une obéissance au queer me fait l’effet d’une prison esthétique. 

Cette normativité n’est nullement attachée en soi aux films aux thématiques queer : regarder Desperate Living de John Waters par exemple est une expérience profondément libératrice de réflexions non anticipées, inoubliable en ce sens, précipité de vraie monstruosité. Le queer s’y élève au carré, se contredit, se fornique lui-même. Et l’histoire ne dit pas ce qu’il faut en penser — quoiqu’une vision du monde s’y exprime en toute littéralité. Je pourrais bien défendre ici droitement ce film queer. C’est la générosité des films eux-mêmes plutôt que leur genre qui dicte aussi, fort heureusement, mon goût, et certainement qu’Onoda est avant tout un meilleur film que Titane plutôt qu’un film d’un meilleur genre. 

Mais voir et comparer l’effet des deux sur ma personne, avec tout ce qui détermine inconsciemment ou consciemment mes préférences esthétiques, m’a donné le sentiment imprévu qu’à notre époque, un film comme Onoda relève peut-être d’un genre plus fluide, qu’un film sur la fluidité de genre : parce que, comme dans la chanson aux mille paroles possibles « Sado Okesa », il laisse à son spectateur la chance et l’occasion d’une libre appropriation.

Desperate Living

ÉCOUTER LA MAISON

Listen to the house

Février-mars 2021

« Home is where the haunt is » Mark Fisher

Villa Gillet, depuis le parc de la Cerisaie, mars 2021. Photo, Clara Lemercier.

Avec son architecture du début du XXème siècle, perchée sur les hauteurs de Lyon, au beau milieu du Parc de la Cerisaie, la Villa Gillet aurait presque des allures gothiques. Hautes fenêtres, pierres de taille, corniches ouvragées et terrasses scénographiées, la bâtisse s’étend comme un vestige d’un autre monde, tandis que résonnent autour d’elle les cris des enfants venus peupler le parc chaque jour. Devenue un lieu de culture depuis plus de vingt-cinq ans, après avoir été la demeure d’une grande famille d’industriels, elle s’est peuplée de livres, d’évènements, de paroles d’écrivains et écrivaines, de rêveries, de générations de visiteurs curieux, venus goûter ici un moment de littérature, de théâtre, de musique, de poésie.

En 2020 pourtant, année d’une pandémie mondiale forçant les corps à se tenir éloignés, à se prémunir des contacts, la Villa, comme tous les lieux de culture, de musique, de partage, s’est plutôt peuplée de silence. Les paroles incarnées d’écrivains, les pas des visiteurs, n’ont pu y résonner. À la regarder, de l’extérieur, si imposante, cossue mais vide, je me suis mise à penser à ses pièces, et à leur résonance, à ses boiseries, miroirs, mosaïques, qui sont autant de matériaux acoustiques typés, qu’on imagine avoir aussi bien « absorbé » un peu de tous les sons, de toutes les présences du passé. Je me suis mise à me figurer une image sonore de l’intérieur de la Villa, à écouter les échos qu’elle réverbère encore, dans ses pièces au son matifié par ses murs chargés de livres ou presque nus, aux résonances parfois incontrôlables.

Portrait de Paul Gillet. Salon aux scènes de chasse. Villa Gillet, mars 2021. Photo Clara Lemercier.

J’ai pensé à ce concept de la hantologie que forgea un jour Jacques Derrida, et largement repris depuis chez les artistes férus d’enregistrements sonores : à la fin du XIXe siècle, quand apparurent les premières machines enregistreuses, on s’ébahissait d’entendre fixés sur la bande des sons du passé, mieux, on espérait capter par cette technique des voix de l’au-delà (Edison lui-même fit des recherches en ce sens.) La hantologie retient cette affinité de l’enregistrement et de l’occulte, non bien sûr pour s’amuser à faire tourner les tables, mais pour faire entendre ce qui ne se voit pas ou plus (ce qui est occulté). Avec la collaboration de l’artiste sonore Lise Lebleux, du musicien François Virot et de la violoncelliste Marguerite Martin, j’ai travaillé sur place à la création d’une image sonore de la Villa Gillet, qui, en l’absence momentanée de ses visiteurs, nous laisserait entendre ses échos intérieurs, le chant de ses murs ornés, de son ancienne opulence.

Clara Lemercier a capturé ces moments dans une série de photographies et une vidéo de 15 minutes visible en ce moment sur le site du Centre d’Art Contemporain de Genève : 5th Floor.

Lise Lebleux et François Virot, grenier. Villa Gillet, mars 2021. Photo Clara Lemercier.
Escalier des domestiques, Villa Gillet, février 2021. Photo Clara Lemercier
Avec Lise Lebleux, dans un placard du grenier. Villa Gillet, mars 2021. Photo Clara Lemercier.

L’ensemble sonore est encore en construction, on le compose en associant des éléments de field recording (enregistrements de terrain) dans les diverses pièces de la Villa, chacune présentant des ambiances et acoustiques particulières, des enregistrements d’archives de lectures et performances poétiques ayant eu lieu à la Villa Gillet, des improvisations vocales (chantées ou parlées) et musicales. La règle étant qu’aucun son du disque n’est ajouté en dehors des enregistrements exécutés sur place, dans les différents espaces acoustiques, des sous-sols aux greniers, en passant par la grande salle à manger (au rez-de-chaussée) de la Villa.

Bas de l’escalier des domestiques, Rez-de chaussée, Villa Gillet, mars 2021. Photo Clara Lemercier.
Anciens éléments de salle de bain, et mon poignet, qui les fait tinter. Villa Gillet, février 2021. Photo Clara Lemercier.

Aujourd’hui, le CAC nous fait l’honneur de publier quelques premiers extraits des compositions issues de cette résidence. Il s’agit de 4 titres en construction, composé à partir des éléments de field recording enregistrés par Lise Lebleux et les performances sonores, musicales de Marguerite Martin (violoncelle), François Virot (voix, guitare et autres grattements de sol) et moi-même (voix, guitare, et autres raclage de murs), également enregistrés par Antoine Bellini.

Tu entres (montage et mixage par Lise Lebleux)

C’est une immense bâtisse (montage et mixage François Virot et Agnès Gayraud)

Deux rayons froids (montage et mixage par François Virot)

Soirée mondaine (montage et mixage par Agnès Gayraud)

Ces pistes (toutes enchaînées, la pièce dure 30 minutes) sont écoutables pour le moment sur la 5th Floor Radio, Radio en ligne du CAC, commissionnée par Guillaume Sorge… si vous tombez dessus (la playlist, de plus de 4000 titres, est jouée au hasard)… Elles sont un avant-goût de ce que nous imaginons un de ces jours devenir un disque.

François Virot et Marguerite Martin, salon central, Villa Gillet, mars 2021. Photo Clara Lemercier.

Toujours sur le site du CAC, dans la section Works, la vidéo de nos jours (et nuits) de résidence en février-mars 2021, réalisée par Clara Lemercier, peut être regardée ici.

Un immense merci à Lucie Campos-Mitchell, directrice de la Villa Gillet, qui, suite à un rendez-vous manqué puis réussi, a fait germer en moi cette idée d’aller « écouter » grincer les portes de la Villa, et m’y a généreusement accueillie avec mes camarades. Merci aussi pour leur accueil à Rozenn Lebris, Blandine Côte, Fabienne Pont et Léa Danielewski. Un remerciement spécial enfin à Hervé Joly, historien, auteur d’un ouvrage sur la dynastie industrielle des Gillet qui a bien voulu nous rencontrer et nous raconter quelques anecdotes, en particulier sur Paul et Marguerite Gillet, hôtes de ces lieux entre 1912 et la fin des années 60.

Placards du grenier, Villa Gillet, Février 2021. Photo Clara Lemercier.

Dans l’écoute d’Arandel

Il faisait un peu froid ce vendredi soir, 16 octobre, mais on pouvait encore imaginer venir écouter de la musique dans la cour couverte, sous la grande verrière des Subsistances. Plutôt deux fois qu’une d’ailleurs, parce qu’on savait, encore sidérés par la nouvelle, que ces soirées là ne reviendraient pas si vite, non parce que la douceur de l’automne était déjà derrière nous, mais parce que, ces derniers temps, nous nous habituions à parler quotidiennement une langue militaire, et que nous entrions désormais, masqués, contraints et forcés, dans des semaines de « couvre-feu ».

Sur le plancher de la verrière, des rangs de chaises étaient soigneusement disposés, de longs panneaux gris, fixés en hauteur le long des quatre murs de l’enceinte évoquaient des drapeaux et une sorte d’austérité de circonstance, souvenir des régiments hébergés autrefois en ces lieux. Au centre, une demi-sphère translucide attirait le regard. Une bulle de plastique géante, surmontant une scène circulaire : idée simple et harmonieuse au centre du dispositif. Chacun s’est installé autour d’elle, discrètement, avec ou sans plaid pour couvrir ses genoux. L’événement sonore qui suivit ne déplaça pas les corps, je vis seulement des yeux se fermer et des nuques fléchir.

Nous n’étions pas couchés, ni semi-allongés, le relatif inconfort des chaises dénonçait d’avance tout projet de détente. On s’asseyait pour écouter, non pour oublier, assis, un peu raides, mais donc ainsi disposés à la concentration d’une écoute exigeante. L’air avait bien fraîchi et conspirait à cette exigence, il aidait à ne pas s’assoupir : mon esprit embué s’éclaircissait malgré lui, disposé aux pérégrinations psychiques que la musique allait m’offrir.
Sans attendre, Arandel s’est faufilé dans la bulle et en a rejoint le centre, saluant le public avec une politesse touchante, contenue dans un petit mouvement du buste et un sourire réservé. De là où j’étais, sa silhouette longue et fine en chemise noire ajustée, ses cheveux blonds coiffés en arrière et ses petites lunettes de métal rondes lui donnaient l’air presque désuet d’un chef d’orchestre du début du XXème siècle. Casque d’écoute, laptop surélevé, launchpad et câbles discrets, solitude du disc-jockey au centre de la bulle ramenaient le tableau à notre présent numérique, voire à une vision du futur. Au fil de l’écoute, j’ai vu la bulle-forme et la bulle-objet, celle qui nous englobait dans l’immersion de la musique, celle qui nous isolait tragiquement les uns des autres, puis se changeait en miniature, en boule à neige qu’il faudrait agiter, à la manière d’un enfant jouant seul, pour regarder pensivement les flocons tomber sur un petit personnage immobile et prisonnier. Durant la diffusion, Arandel bougeait peu, actionnant filtres et volumes du bout des doigts sur une table de contrôle étroite. À la limite de l’immobilité, ses gestes courts disaient aussi la délicatesse avec laquelle il traiterait la musique, les morceaux choisis qu’il allait construire en polyphonie passagère avant que leur rencontre ne soit plus qu’un souvenir pour l’auditeur, avançant dans l’écoute sans pouvoir se retourner, entre des calques perceptifs pleins de miroitements attirants.

Je ne savais rien des morceaux qui composaient cette matière, j’ai reconnu ici et là un peu d’Arvo Pärt, du Pierre Henry, certaines voix, mais rien n’invitait ici au jeu vain de la reconnaissance, à la logique du blind test. On sentait nous traverser des lambeaux fascinants de la musique du XXe siècle, souffles, bruits, field recordings divers, voix spectrales, motif d’une contrebasse, percussions aquatiques, à un volume sonore qui invitait l’oreille sans jamais la forcer. Je sentais la musique infiltrer ma pensée, remonter les canaux irriguant mon cerveau, exciter des terminaisons nerveuses, en générer même d’autres, des inconnues, inaperçues. Je pensais à cette histoire du cerveau humain dont nous n’utiliserions les capacités qu’à un faible pourcentage, je pensais que cet instant d’écoute repoussait des limites, même infimes, dans mon cerveau.

J’ai lu ensuite combien la liste des morceaux joués était impressionnante, j’en ai réécouté certains, mais la manière dont à cet instant et dans ce lieu ils se sont mêlés procurait un sentiment différent. Ce 16 octobre, la musique jouée par Arandel, c’était son écoute elle-même, à laquelle nous étions conviés. Pas un pot-pourri de belles musiques, pas non plus un genre de sculpture compressée post-moderne, grimaçante d’arbitraire et irritante à force de tuer en elle la moindre bribe de sens. C’était une durée belle comme l’évidence mais pleine de surprises, où à aucun moment pourtant la musique ne coulait « toute seule », comme on l’attend d’une musique d’ambiance à visée relaxante. Moi j’ai plutôt parcouru un chemin d’écoute, parfois escarpé, même aride et puis soudain amène, réchauffé d’une lumière nouvelle, qu’Arandel avait dégagé pour moi. Il était l’hôte de ces arborescences d’harmonies et de dissonances, nous invitant à nos détours, à nos propres ramifications psychiques génératives. Je pensais au mouvement aquatique des hautes herbes verdoyantes que l’on regarde longuement bruire dans une scène de Solaris, à la musique d’Eduard Artemiev dont pourtant ne figurait aucun des morceaux, à notre humanité muette, au pied d’un mur chaque jour plus haut qui nous sépare du bonheur collectif, à ce qu’un geste artistique sensible et généreux laisse entrevoir de possibles et de chances d’avancer.

Je suis rentrée avant minuit, par le petit escalier qui remonte du quai Saint-Vincent jusqu’aux Pentes. J’essayais de retenir le plaisir d’une balade nocturne qui deviendrait, dans les heures prochaines, comme le carrosse changé en citrouille, une incivilité. En ouvrant ma porte, j’ai repensé à cette image, entrevue en plaisantant à la fin du concert : les techniciens dégonflant soigneusement la bulle et la couvrant d’une grande bâche bleue.

ArandelGRAMELes Subs Photo : Julien Mignot

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Liste des morceaux joués dans cette architecture qu’Arandel avait conçue initialement sur une commande faite par Le Grame.

01.  Claude Ballif : Points, Mouvements
02.  Luke Abbott : Gates Part 2
03.  Ned Lagin with Phil Lesh, Jerry Garcia & David Crosby : Seastones
04.  Alfred Schnittke, Tatjana Gridenko, Gidon Kremer, Saulius Sondeckis: Lithuanian Chamber Orchestra : Tabula Rasa (Arvo Pärt)
05.  Meredith Monk : Overture And Men’s Conclave – Wa-Ohs – Rain – Pine Tree Lullaby – Calls – Conclusion
06.  Beatrice Dillon – My Nocturne
07.  Benoît Pioulard : Gloss
08.  Microstoria : Paro Fadeout
09.  Laurie Anderson : Walking And Falling
10.  Thomas Bloch : Oraison (Olivier Messiaen)
11.  Monolake : Watching Clouds
12.  Arandel : In D#5 (Solfeggio Version)
13.  Wildbirds and Peacedrums : A Story From A Chair
14.  Murcof : Isaias II
15.  Mileece : Aube
16.  Luc Ferrari : Music Promenade
17.  Paul Hillier, Theatre Of Voices : Solfeggio (Arvo Pärt)
18.  Pierre Henry : Fluidité et mobilité d’un larsen
19.  Beatrice Dillon : Halfway
20.  Moondog : Introduction & Overtone Continuum
21.  Terry Riley & Stefano Scodanibbio : En La Siesta El Gladiador
22.  New Band : Silent Scroll (Joan La Barbara)
23.  Pierre Henry : Messe de Liverpool
24.  Laurie Spiegel : Appalachian Grove I
25.  Iannis Xenakis : Concret Ph
26.  Four Tet : Our Bells
27.  Steve Reich : Drumming, Part 3
28.  Lady June : Optimism
29.  The Knife, feat Mount Sims & Planningtorock : Geology
30.  Rio En Medio : The Visitor
31.  Klaus Nomi : From Beyond
32.  Klaus Nomi : Return
33.  Olivier Messiaen : Lux Aeterna
34.  Beatrice Dillon : 34
35.  Joan La Barbara : Twelvesong (Zwolfgesang)
36.  David Bowie : Subterraneans
37.  New Band : Then Or Never (Dean Drummond)
38.  Richard Maxfield : Sine Music (A Swarm Of Butterfiles Encountered Over The Ocean)
39.  The Beatles : Flying take 8, RM 6 unedited
40.  Lady June : Reflections
41.  Francesco Tristano : Interlude Bis
42.  Francesco Tristano : Tantra Development (Moritz Von Oswald Remix)
43.  Sutekh : All Men Must Die (for Glenn Gould)
44.  Paul Hillier & The Steve Reich Ensemble : Typing Music (Steve Reich)
45.  Popol Vuh : Aguirre 1
46.  Dajuin Yao : Satisfaction Of Oscillation
47.  Thomas Bloch : Mare Teno (Redolfi)
48.  Alfred Schnittke, Tatjana Gridenko, Gidon Kremer, Saulius Sondeckis: Lithuanian Chamber Orchestra : Tabula Rasa (Arvo Pärt)
49.  Arandel : Epilogue
50.  Arandel : Section 5
51.  Alva Noto & Ryuichi Sakamoto : Avaol
52.  Ensemble : Opening

L’archer de Lucrèce


Je pense souvent à ces vers de Lucrèce qui décrivent un archer courant aux limites de l’univers, de là, lançant son trait, et repoussant toujours ce qu’on s’imaginait être l’ultime contour de tout, le bord extrême du monde. 

« Cours à l’extrême bord de sa rive dernière (…) Va, place où tu voudras le rivage suprême ; je te suis. Tire encore (…) Que ta flèche rencontre un obstacle au début, ou bien qu’elle passe outre et vole jusqu’au but, la fin que tu cherchais t’échappera de même ». Il n’y a rien, non, au-delà du tout. Pas de dernière muraille après quoi autre chose, un espace en plus. À chaque avancée, c’est le tout qui s’étend mais rien qui vienne ensuite, qui lui serve de borne. Il s’étire mais ne finit pas, il prend toujours une longueur d’avance.

Lucrèce argumente, soucieux de science, sa raison veut dissoudre l’image, mais son poème me montre l’impossible archer, aux confins de l’espace : je le vois, malgré tout, illogique et maudit, qui poursuit sa course, projetant sa flèche, encore et encore, comme si elle allait enfin lui revenir après avoir heurté une limite. J’entrevois même au loin le mur des murs, la dernière enceinte, la coquille majestueuse où est contenu tout l’univers. Petite fille, j’imaginais cette coquille dans le creux de la main d’un Titan, lui-même habitant une grande salle à manger titanesque dont les deux portes latérales ouvraient sur l’espace, le vide silencieux. Je concevais bien que cet espace à son tour ne pouvait pas finir, à moins d’être contenu dans l’œil d’un autre géant encore plus grand. Ces représentations étaient physiquement fausses, mais j’avais plaisir à visiter leurs emboîtements. Je les parcourais de proche en proche, comme si, contrairement à ce que dit Lucrèce, il y avait toujours dans un monde la promesse d’un autre, au-delà du tout, quelque chose qui s’ouvrait au regard, après un long chemin intersidéral ou une fois repérée, au bout du bout, une trappe cosmique y donnant accès. 

Quand je pense à ces vers de Lucrèce, je pense à des lectures de science-fiction, à Rama, le big dumb object d’Arthur C. Clarke suspendu dans la nuit étoilée, ou à la station terraformée de Silent Running et à son habitant jardinier solitaire qui contemple à travers les hautes verrières de sa serre un ciel sans Soleil. J’ai dit que ce monde était silencieux, il l’est bien sûr puisque rien ne résonne dans le vide, mais j’entends tout de même une petite musique ; la pression granuleuse du vent solaire, d’amples drones accompagnant les mouvements lents des météorites, et même l’accord d’ouverture de l’Ainsi parlait Zarathoustra de Strauss que Stanley Kubrick a associé pour toujours à l’alignement des astres. J’entends la respiration de Dave, sous son casque de verre, rejeton mutique de notre espèce, spectateur esseulé de l’univers. Je vois ces mondes futurs qu’on imagine depuis longtemps déjà, et dans lesquels j’aime surtout les larges plaines calmes où l’humanité connaît enfin sa place, petite et incertaine, dans la beauté indifférente des éléments. 

Je suis dans une pièce où j’ai pu rassembler mes instruments, on aperçoit la lune, un bout de ciel. Une vidéo me parle de l’effondrement des systèmes. Je ne sais pas encore que l’homme qui m’a élevée va mourir. Toi, tu arrondis mon ventre, et je suis ton cosmos. Il y a bien quelque chose au-delà de ton tout, un monde que tu es destiné à rejoindre, où j’aurai le bonheur de te voir et de t’entendre, de te serrer fort dans mes bras. Pour l’heure, tu grandis dans cette sphère aqueuse, tu me sens, intérieure et extérieure. Bientôt ton corps épousera la paroi au travers de laquelle tu percevras un dehors. Je t’écoute. Je caresse ton énigme. Imagine le géant l’oreille collée au petit monde qu’il tient au creux de sa main. 

J’ai entendu battre ton cœur. Il oscille entre 130 et 145 bpm, écho vivant du mien, rebondissant, double delay. Au milieu de la nuit, tu as suivi l’archer, ses traits jetés de proche en proche, jusqu’à l’extrême bord de la rive dernière. Le passage du vortex a fait couler du sang, des secousses douloureuses ont agité mon corps. Te voilà débarqué, palpitant et sonné, dans l’air bruyant de cette Terre. 

Puisses-tu aimer ce nouveau monde ancien comme, malgré tout, je l’aime. Puisses-tu trouver la trappe cachée qui l’ouvre à d’autres rêves, et enfanter toi-même, un jour, quand tu voudras, de nouveaux mondes futurs.

*

Vie Future, nouvel album de La Féline auquel ce texte est associé, paraît sur le label Kwaïdan Records le 11 octobre. 

Photographie (et objets qui y figurent) par Le Gentil Garçon.

André (in memoriam) 4 mars 1935 – 6 mars 2018

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Je t’ai connu il y a 30 ans, j’avais 9 ans et tu me faisais peur, peut-être parce que tu boitais et parce que tu avais la peau rose d’un homme du Nord, de grands yeux clairs, les cheveux gris. Tu n’étais pas très vieux à l’époque, 53 ans, mais tu me faisais l’effet d’un être et d’une autorité d’un autre âge. Le voisin de palier, tombé amoureux de ma jolie maman andalouse.

Et puis, dans cette vie, tout doucement, tu m’as adoptée.

Tu en avais eu d’autres des vies : toi le petit gamin bordelais qui passais ses journée dehors avec d’autres enfants des rues, toi qui jouais aux cartes, le dimanche, sur les genoux des prostituées en manque d’enfants et pleines de tendresse d’un bordel avoisinant. Tu aimais les histoires et la littérature. Tu avais obtenu haut la main ton Certificat d’Études, au bas de tes rédactions de Français tu signais « Claude de Saint Alban » en grandes lettres calligraphiées soigneusement. À 14 ans, on t’a fait mousse de la Marine Marchande, on t’y appelait Rémora, du beau nom d’une sorte de petit requin à ventouse peuplant les mers chaudes. Arrière arrière-petit fils d’Antoine Alexandre Gadbois, Capitaine au Long Cours, tu aimerais toujours la mer.

Dans d’autres vies, on t’appelait Marcel ; tu avais perdu une épouse, et tu avais quatre enfants que nous apprendrions à connaître et que nous aimerions aussi. Tu avais voyagé à l’autre bout du monde, tu étais tombé de deux étages dans un immeuble, rattrapé par une courroie d’ascenseur, et les journaux avaient titré avec ta photo en pleine page : « Un Miraculé à Lourdes! ». Tu avais le cœur fragile, on te l’avait soigné, avec une pile. Ton corps était cassé de partout, mais tu paraissais l’homme le plus solide du monde, et ma mère, Joaquina, a trouvé en toi cette protection et cet amour immense que l’on ne pouvait manquer de percevoir chaque fois qu’on te voyait poser sur elle tes grands yeux de chat.

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À Douala, vers 1950, à bord du navire Le Foucault.

Je me rappelle comme tu m’écoutais petite fille, de ta main sur mon front un jour de fièvre ; de ta présence à mon chevet, tout le jour, quand je vomissais après une drôle d’opération de l’appendicite.
La fois où tu as pleuré à la mort de ton ami Maurice.
La fois où tu as pleuré parce que t’étais si fier de moi.
Tu étais le meilleur pour me consoler quand je souffrais pour un garçon. Tu compatissais. Jamais tu ne te serais moqué de ma peine, tu comprenais, mais tu souriais aussi en coin, avec bienveillance, tellement sûr qu’un garçon qui ne m’aimait pas devait être un benêt doublé d’un aveugle.

Tu étais fier, intelligent, tu m’as donné tant de confiance.

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Machiniste dans la Marine marchande.

Je me rappelle aussi tes plaisanteries de pince-sans rire qui me faisaient rire aux éclats, et ta patience, ton incroyable patience, d’homme curieux de tout. Ces choses intellectuelles dans lesquelles je creusais un peu plus chaque jour, tu faisais souvent l’effort de les comprendre, d’en discuter avec moi. Tu m’as poussée, encouragée, jamais comme on pousse un cheval de course, mais avec la confiance d’un père de cœur, heureux de voir s’épanouir sa fille spirituelle. Je te dois les choses les plus exigeantes que j’ai pu faire dans ma vie, toutes ces pages écrites à réfléchir aussi parce qu’une voix soufflait en mon for intérieur, « continue, ma petite, c’est bien ». Je n’étais pas la seule bien sûr. Tes enfants, tu les aimais tous, et ils te le rendaient bien. Betty, Corinne, Stéphane, Sandrine : je sais aujourd’hui combien cette famille est unie et t’aime d’une affection sans bornes. Et quelle révolte nous a inspirée à tous la souffrance que tu as subie ces dernières semaines.

Je me demande depuis quelques jours ce que sera un monde sans toi.

Puisqu’aujourd’hui on t’enterre, il semble bien que le monde t’a perdu.

Mais cette réalité n’est pas tout à fait réelle. En pensant à toi, non seulement, je me souviens de tant de choses, de tes expressions, physiques et langagières, de ton timbre de voix, que toute ma vie encore je pourrai les avoir à l’esprit.
Mais dans le présent aussi je te porte, je sais ce que tu dirais devant certaines choses qui arrivent, j’imagine ta réaction, je souris même ou je ris avec toi, ici et maintenant, comme à l’hôpital ces derniers jours où, malgré ta souffrance, tu faisais encore l’effort de sourire quand nous plaisantions.
Toute ta vie, tu as eu cette prestance de capitaine, marchant difficilement mais avec une sorte de majesté, doublée d’une douceur de chat. C’était ça, ta prestance, dont ma mère était si fière à ton bras.
Mais il me semble, André, que ta présence était encore plus éclatante, puisqu’alors que ton corps n’est plus, je sens bien, mon père de cœur, toi qui as su m’aimer comme ta fille, que tu es encore près de moi.

How I triumphed in dreams

My album Triomphe is released this month, on January the 19th, in the UK, one year after its French release. To celebrate this joyous rebirth, I’ve decided to blog an English translation of its introductory text*. I hope you will enjoy the story.

*The French original can be found here, and also in every CD and LP booklet. 

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I remember a dream of triumph, I was 18 or 19 years old. It was summer. The room where I stayed was empty and white, in the South of France, not far from a steeple. I was sleeping on a mattress directly set on a floor of ochre and grey tommettes whose little differences I liked to observe. I remember the brightness of the whole. In the transition towards the dream, it probably played its part, as well as the big square bed, covered with white linen, which reminded me irresistibly of an old French song.

Obviously, I was dead.

But I was exulting. I had a body, and I was running. I remember the top of my thighs, my light and naked feet, my calves. A clear water bathed them halfway. It stretched out as far as I could see, seemingly split up on the horizon by a chalky cliff. Down under my feet, I could see the floor. No rocks, no sand, only long white paving stones, like one treads when entering in the temples of Mediterranean Antiquity. I was watching the slightly eroded stones drawing their base line and geometrical perspective. The transparency of the water had dispelled all of the monsters, those archaic hydras that I still imagine underneath, a few meters away from the surface, when I get lost swimming a bit too far from the beaches.
I was alone. I do not remember my shadow: the light invaded everything. I guess I am a social person; I like to live and think among other people. Yet, I was standing alone, in a state of happiness that left no doubt about the nature of this ecstatic moment. I did have a body, and the body was mine, but the force of gravity that tied it to the floor and to others had considerably diminished.
I moved forward without looking back, as if I was leading a joyful and sacred procession, conquering a territory, even if the conquest of this territory was for me of little importance.
I don’t know in what glory I bathed, but I was triumphing, the body elastic and light, carried by the beauty that surrounded me.
I sometimes wonder how long the dream lasted. Where was I running to, supposing I was running? What was there behind me, in front of the chalky cliff, at the opposite of my field of vision? And after having run so lightly on this sea far too clear to be wild, what would happen to me if I hung around there any longer?
My awakened consciousness perverts everything.
When it visualizes this dream, it finds this cliché of oceanic feeling laughable. It cannot live in that ecstatic moment, as it has already moved forward to the next one. It feels like the sun is cruelly burning my skin. It anticipates a gigantic wave from behind the cliff, putting an end to the childish lapping of my skipping. My awakened consciousness may have seen too many apocalyptic movies. But in a battle with other interior impulsions, that conscience did not invent this dream. This one was dead, so certain that I had not been the one I usually was. A fatal jubilation had kept it at bay, just in front of the door for the day when I was to find her back in its grey costume. Fortunately, a slice of this souvenir of ecstasy had crossed over the door in the reversed direction, stored in the psychic traces that the dream had dug out so instantly in my neurons. And I promised myself not to forget about it.
I ceased to think about it for quite a while.

But the waves of my memory alternatively took it away from me and carried it back, every time an occasion, a sensation or an image brought it new disturbances. Like for instance this Indian song — peyote, more accurately – « Witchi tai to », which enchants me, and in which the spirit of the water surrounds a swimmer’s head, the latter experiencing the joy of not being dead. Or like the fresco from the Tomb of the Diver that decorated one of my paperbacks. I learnt it was found at the end of the sixties in the archeological remains of the ancient sybarite city of Paestum. On its headstone, strangely cracked in its center, one can see the dead, naked, his arms tense, his sex visible, plunging from a small diving board into an ocean with a convex surface. On the left, a seven-branch tree shows signs of breaks and of withering. On the right, the same tree seems fully healthy. The last dive of the athlete is the one from which he will emerge livelier. I like this picture like no other. I would like to be buried in this kind of tomb. I would follow my dream in there, a dream in which, as I figured it out eventually, I wasn’t dead. Obviously, I was reborn. An intense feeling snatched me away from a previous life. But the triumph, this ecstasy, was not the fact of quitting the anterior life but rather of experiencing the passage, the renewal.
Some imagine them reborn through the fire, after passing through its purifying flames. I must descend from another race, an aquatic one. I have no passion for the merchants of happiness, who provide people with promises of a new life, sweeping away the past, as if the accumulated grime of a former life could be dissolved in a blink. However, I must admit that music always had on me this kind of power: with it, I experience suspended moments, the feeling of a renaissance, yet within a body and through time.

I do not believe in God, neither in a single one, nor in many. I am part of these European individuals attached to some fragments of culture, aware of the mortality of civilizations, and of the fact that the occidental universal is only but a province for other civilizations to come. I know that deep down in the water stand the hydras; I see them growing everyday. The triumph will probably not be mine, rather that of something coming to destroy me. Like that of the Roman emperors entering the cities they conquered, it will be loaded with deaths. But I have my dream, and my knife.

 

 

Adieu Azzedine

On a appris hier le décès du grand couturier Azzedine Alaïa. Il m’avait fait l’honneur, il y a quelques mois, de me prêter le manteau incroyable que je porte sur la pochette de Triomphe, avec son large col rugueux et doré, ses bouclettes denses d’un noir brillant. Ce manteau pesait lourd, je me souviens, comme une armure, mais veloutée. J’avais l’impression qu’il me douait d’un pouvoir, à la manière d’un manteau d’apparat consacré que seul un maître de cérémonie est autorisé à porter.

C’était le genre de beauté que fabriquait Azzedine, avec ce don unique d’allier des formes pures et des matières chargées, la ligne la plus aigüe et le cuir, de domestiquer la sauvagerie dans une sophistication presque perturbante et minimale.
Azzedine m’avait ouvert toute sa garde robe, j’y suis restée plusieurs heures, avant de trouver cette pièce, parmi tant d’autres, remarquable. Je l’ai portée, devant la grande glace au fond de l’atelier.  Il a validé d’un œil sûr le choix que j’avais fait. Il avait mille autres choses à faire, avec mille autres personnes plus importantes que moi. Mais il m’avait accordé ce temps, pris un moment pour plonger dans ses aiguilles et ajuster une autre de ses pièces à mon dos. Autour de lui, proches, admirateurs, souvent les deux, il y avait tout un tas de personnalités, de mannequins mythiques, de stars d’aujourd’hui et d’autrefois, qui doivent être tous sincèrement en deuil aujourd’hui.

Quand on entrait dans son atelier, rue de Moussy, on percevait nettement qu’il était le soleil — en costume noir — du petit système solaire Alaïa, qu’il rayonnait, d’aura, d’autorité et à la fois d’extrême bienveillance. Et tout le monde reflétait ça, cette bienveillance, une espèce de délicatesse, de politesse non feinte, qui fait que les gens s’élèvent les uns par les autres, se parlent mieux, se comprennent mieux. J’ai dîné là-bas quelquefois, dans la grande galerie ou dans sa cuisine. Il y avait toutes sortes de gens, venus d’un peu partout, des artistes, des musiciens, des écrivains, des chercheurs, des aventuriers. On ne choisissait pas sa place, on était « placés ». Alors on s’asseyait, un peu gêné, à côté d’inconnus en craignant de vrais moments de solitude, et puis on finissait par avoir une discussion enflammée avec son voisin, par rencontrer quelqu’un qui allait compter, par prendre des décisions nouvelles. Il y avait quelque chose de magique là dedans. Parce qu’il connaissait chacun des invités et que tout ce beau monde n’était pas que du beau monde, mais des personnes qu’il estimait et qu’il avait cernées si intelligemment. Sa richesse bien sûr permettait ces moments. Mais la générosité d’Azzedine surpassait de loin sa richesse. Parce que lui aussi venait de loin : des chambres de bonne où il logeait jeune immigré tunisien à son arrivée à Paris, du pays surtout de ceux qui sont portés par leur art et qui continuent toujours de chercher.
Je souris en pensant qu’il faisait des mystères sur son âge. Je ne l’ai jamais entendu se plaindre. Il était toujours impeccable, il vous souriait avec un air malicieux, en caressant son immense chien blanc, presque aussi haut que lui. C’était juste humain et simple. Il n’était pas là pour être regardé mais pour regarder le monde, en extraire des beautés.

Adieu Azzedine, il n’était pas prévu que vous partiez tout de suite. Ces moments exquis que vous suscitiez ne survivront pas à votre absence : vous étiez parmi nous une chance, et oui, c’est vrai, un luxe d’homme.

 

Avec_Azzedine_

Photo Alexandre Guirkinger

 

 

Outdoor Mineurs

De septembre 2016 à juin 2017, j’étais en résidence au Collège Gustave Courbet à Romainville (93). Nous étions trois artistes, Maud Octallinn, Ricky Hollywood et moi, envoyés en ces terres pas si connues à l’invitation La Souterraine et d’IN SITU, un projet d’action culturelle mis en place par le conseil général de la Seine-Saint-Denis.
Notre classe, c’était la 4H. Une classe où les élèves ne pratiquaient pas spécialement la musique, n’allaient pas au conservatoire, et ne savaient (pas plus que nous) déchiffrer une partition. Ils étaient vingt, tout rond, des pré-adolescents, avec leurs visages d’enfants et leurs envies d’adultes. Il y avait les garçons séducteurs un peu sûrs d’eux et ceux, cachés derrière leur cartable, qui ricanaient surtout de blagues scatologiques, les filles maquillées et les petites discrètes, soucieuses de bien faire et moins conscientes de leur corps. C’étaient des gamins nés à Romainville ou très loin d’ici, de très timides et des punchliners-nés, des enfants protégés, d’autres beaucoup moins.

Eux, toute l’année, ils nous ont trouvés bizarres, avec nos ateliers et notre musique de blanc-becs savants nés au XXe siècle (souvenir de regards écœurés devant une vidéo de Jimi Hendrix à Woodstock : « mais madame, ça a l’air vraiment vieux! »). Nous, nous faisions notre possible, en improvisant un peu plus qu’à moitié, avec un brin d’inquiétude et de confiance malgré tout, à mesure que nous les sentions intrigués, attirés, conquis. Semaine après semaine, s’est installée cette sensation que l’on ne ressent que lorsque les choses fonctionnent : nous tenions quelque chose de précieux, si fragile que ce soit. Ricky Hollywood allait capturer leur ping-pong comme un beat, durant les heures matinales d’EPS, Maud parvenait à leur faire écrire des phrases incroyables, avec une technique particulière, entre jeu formel et association d’idées, et moi, je les prenais un à un, en leur proposant de chanter leur phrase comme ils voulaient sur un petit rythme de guitare que je proposais, qui finissait toujours par ressembler à un blues. Dès le premier essai, je les enregistrais, parce qu’ils avaient souvent ces inflexions imprévisibles, accentuations bizarres inventées sans le savoir qu’on garderait comme de petits trésors par la suite.

Durant ces séances en tête à tête, il fallait que je tende considérablement l’oreille pour entendre leur chant improvisé, d’abord chanté sans conviction, presque sans souffle, avec la grimace la plus auto-dévaluatrice possible, et puis chanté tout court, parce qu’on chantait ensemble et que c’était bon. Ça n’était rien, des bribes, des échantillons de spontanéité, de maladresses, des tentatives, jusqu’à ce que ça devienne quelque chose, que l’on façonne ensemble cet objet qui devait ressembler à une classe, à une année, à vingt jeunes gens si différents, à une « mixtape souterraine », puisque c’était le projet. Dans un va-et-vient assez foutraque avec eux, Maud, Stéphane et moi avons récrée une base, les chansons qu’ils interpréteraient.

Dans la salle 217, au deuxième étage, récemment rénovée, où il faisait toujours un peu trop chaud et sec, on a installé un studio d’enregistrement éphémère, des micros, des casques, un ingénieur du son attitré (Igor Moreno). Ils défilaient toute la journée, excités comme des puces, un peu déçus parfois de ne pas rester plus longtemps, intrigués par ce qui en ressortirait. Souvent, leurs voix nous épataient. Ça chantait terriblement faux en chœur sur le début de « Dans mon rêve », mais les voix de Kouroussa, de Keren, de Kim, de Rodrigue ou d’Ivanah nous mettaient la chair de poule. Je crois que mon moment préféré, c’est quand le jeune Ismael, un garçon plutôt à part dans la classe, a gagné aux yeux des autres au moins deux cents points de crédibilité en révélant à tout le monde — et probablement à lui-même — sa magnifique voix de crooner moderne devant le micro. Jugez plutôt sur le disque.

De « À la mine » à « Bye Bye Grisou » : nous nous sommes glissés dans le souterrain des rêves, nous avons glâné ici et là des vérités existentielles profondes, au sens propre et spéléologique : les voies souterraines sont multiples. Ils ont même fait une reprise de « Senga », un morceau de mon dernier disque, mais toute nue ou presque, percussions-voix (Amritpreet, le petit Sikh, aux tablas), dont je suis super fière (comme Maud Octallinn sur son bulldozer).

Tout fut enregistré et mixé par Igor Moreno, durant une semaine de studio mythique qu’Amandine Hanse-Balssa est venue filmer avec une discrétion parfaite dans le beau documentaire à paraître, « Je suis heureux quand je chante », dont on peut voir ici un extrait.

Amritpreet, Kouroussa, Mothie, Blanche, Rodrigue, Maxime, Danielle, Walid, Nissi, Anaïs, Rosie-Laure, Keren, Ismael, Yvanah, Pablo, Farah, Zilan, Kim, Roxane, Anwar, Ryan, Yassine, toutes les enseignantes, généreuses et bienveillantes (Annabelle Hallé, Lucie Huitel, Gaëlle Monard, Noémie Brosselard) : bravo! (Comme vous dites, « c’était michto ».)

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Un grand merci couvert de suie à Dominique Bourzeix et Yasmine Di Noia du Conseil départemental de Seine Saint-Denis, à Sophie Nobécourt et Baya Bali du collège Gustave Courbet, à Minnie Benoliel et Lucie Bernard de La Gaîté Lyrique, à Benjamin Caschera et Laurent Bajon de La Souterraine.

*Toutes les photos sont d’Amandine Hanse-Balssa.

La condition géographique. Dessin au feutre et gouache. Hélène Paris – Nelly Monnier

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Chez Hélène Paris et Nelly Monnier, la condition géographique est hors sol : dans l’espace blanc, vide, formel, de la feuille de papier. Ici, des troncs de bouleaux exhibent leurs extrémités en coupe, là, une fontaine s’écoule et cesse de s’écouler, interrompue par la section d’une ligne. Il y a des surfaces épaissies d’aplats, de couleurs sourdes, de hachures, des préaux, des matières, mais il n’y a pas de fond : car le fond est la forme, ou plutôt, le formel, par quoi la pensée accède à cette solitude ontologique qui ceint tout ce qui est une chose chez le philosophe Tristan Garcia, pour que cette chose soit, et rejette dans l’indistinction tout ce qui n’est pas elle.

Mais n’importe quoi est une chose, c’est-à-dire un bout, une section de chose, une perspective ou un plan. Ici, une volée de marches d’escaliers s’interrompt à l’entre-sol, là une plaque hachurée n’offre aucun support solide, ailleurs, un pli clair suggère un non-volume.

La nature et les choses s’étendent à l’infini : dans le monde objectif, tout prolifère, objets et rapports d’objets, liaisons physiques et organiques, dans le grand continuum de la matière. Le dessin lui, est discret. Il a arraché les racines et les connectiques qui relient les objets les unes aux autres, il a extrait la chose de chaque objet. Le dessin découpe, il fait une incision, à la pointe du feutre noir, et révèle au regard ce que la chose peut quand elle est seule, en suspens dans l’espace blanc, vide, formel de la feuille de papier. Sa solitude ontologique élevée au graphique fait entrer le regard dans la fiction du vide. La chose y a la présence massive et pourtant suspendue d’un big dumb object dans l’espace décrit par les romans de science-fiction. Ce parallélépipède marbré ne pèse d’aucun poids bien qu’il s’impose, horizontal, support abstrait d’un autre volume sombre. Dans l’espace noir et blanc qu’ils configurent sur fond de néant, s’insère une tranche de couleur ambiguë : teintes pastel et fluorescentes au réalisme déréalisé, au naturalisme fidèle à la nature numérisée. Leurs verts et ocres de gouache, peu mélangée, évoquent un souvenir de la nature, le continuum de la matière réprimée. Mais ils s’insèrent au millimètre, avec une rigueur  mathématique dans cadre laissé par les lignes données, cadre d’écrans où la représentation domestique le souvenir du non-domestiqué.

On dirait un monde à l’usage d’intelligences supérieures où l’intimité fonctionnelle des choses est exhibée au regard comme une vérité du réel, autonome et presque menaçante et qui pourrait se révolter. La fonction est en fait la substance, le mode d’emploi est l’ontologie, l’utilisateur, un penseur spéculatif. Mais ce penseur n’est pas dans l’image, pas plus qu’aucune figure sensible – humaine ou animale –, c’est l’image qui est en lui : projection de son sens interne où le corps qui voit et sent n’a pas lui-même de contours visibles. La main qu’il passe sur la rugosité de ce plan de roche, les bras dont il entoure cette colonne effilée, n’existent pas : il se tient dans ce monde sans corps parce que ce monde se tient à l’intérieur de lui, représentation qui l’absente mais qu’il conditionne. Voilà peut-être sa condition géographique, d’être ce dans quoi les choses sont quand elles ne sont nulle part, dans le vide de leur solitude ontologique. Elles n’ont pas besoin de plus pour être. Dans ce vide, elle se tiennent. « Le monde sans objet » dit Malevitch – et donc sans sujet – « ou le repos éternel ». Mais on se demande, alors, en regardant reposer ces choses, de l’autre côté : manquent-elles, parfois, de notre présence?

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La condition géographique : exposition
à la Galerie 3e parallèle (Paris 3)
du 19 mai au 17 juin 2017

Vernissage le 18 mai

http://www.nellymonnier.com/

http://www.heleneparis.fr

Les Riches Heures 

FullSizeRenderOn n’y a pas touché depuis bientôt quinze ans. On l’a gardée pour nous, soigneusement rangée dans un carton à dessin noir, lui-même enveloppé dans une grande sacoche sombre, trop grande, mais pratique. Nous savons où elle se trouve, nous savons qu’elle n’est pas abîmée, tout va bien. Nous ne la regardons pas mais nous nous rappelons nettement d’elle. C’est un objet sacré – dont la perte aurait quelque chose d’irréparable – pour la communauté la plus restreinte jamais inventée : toi et moi. Le culte que nous lui rendons est silencieux : non seulement nous ne la regardons pas, mais  cela fait bien longtemps que nous n’avons pas parlé d’elle. Sauf que toi et moi, nous savons, et nous nous souvenons. Ou plutôt, toi et moi, depuis qu’elle a eu lieu, nous sommes tels que nous ne pouvions être avant de la faire. Parce qu’ensemble, nous sommes entrés dans ces cases, nous y avons tracé des lignes, sur lesquelles il me semble qu’aujourd’hui encore nous marchons.

Je me souviens du jour où tu m’as présenté le scénario, tu es venu frapper à la porte de ma thurne, rue d’Ulm, située dans l’aile du bâtiment opposée à celle où toi-même tu te trouvais. J’ai le vague souvenir de trois ou quatre copies doubles A4, recouvertes d’une écriture serrée en deux couleurs différentes, comme si tu avais épuisé un premier feutre bleu, avant de poursuivre avec un noir. Dans les marges et parfois sous le texte, il y avait de petits graphiques. À la fin, plusieurs personnages dessinés, dont une sorte de grand singe qui préfigurait Doogie, et les héros de ce roman d’aventure non publié appelé La Section Sioux fait tchoufa non sans gloire. Ton scénario était incompréhensible, plein de détails compliqués et peut-être incohérents. Mais cela m’était parfaitement égal, parce que tout ce qui comptait pour moi alors, c’était de faire cette chose avec toi. Tu aimais dessiner, moi aussi. Je t’aimais. Je crois que toi aussi.

Tu avais imaginé trois personnages, Alyse et Inis et Otone, ouvertement décrits comme des personnages de papier, sans substance autre que leur nom ; variations de voyelles complémentaires, mélange d’analyse et de tons, divinités égyptiennes vidées de leur substance, dont nous dessinerions les corps juvéniles et abstraits en ligne claire, à l’exception des cheveux, des pulls tricots et des baskets. Dans la variation de ces trois prénoms, je percevais le mélange du tien et du mien. Mais il y avait deux filles, et un seul garçon : un troisième terme énigmatique, dont nous étions à la fois trop pudiques et trop conscients pour tirer le sens au clair. Ces trois énigmes habitaient un petit Éden étrange, distordu par la figure du professeur Hardler, éminence grimaçante du monde adulte et corrompu. Son signe distinctif? Des costumes aux couleurs vraiment glauques. En plaisantant, on tartinait ses vêtements de marron, de beige et de vert forêt, on lui collait un concentré des pires vestes portées dans le monde administré. Ces détails-là me sont restés en tête même si j’ai oublié une partie de l’histoire. Il y avait un musée, une œuvre d’art dérobée, et les personnages devaient à tout prix emprunter tous les moyens de transport pour traverser ce monde utopique, à la fois herbier et almanach des images que nous aimions : miniatures persanes, peintures de van Eyck et de van der Weyden, un photogramme de Gertrud, une sculpture de Henry Moore, des halls d’immeubles marbrés et déserts, des scènes de la vie urbaine à Montrouge que nous prenions en photo avec un appareil à Polaroïds.

Quant à la forme, nous prenions des décisions radicales : nous voulions faire une bande dessinée – c’est ainsi que nous l’appelions – mais son format ne serait pas conventionnel. Les planches mesureraient 33 sur 44 cm, la décision fut prise suite à un calcul dissimulant son arbitraire, en trafiquant le nombre d’or. Cette liberté de format nous donnait un sentiment d’avant-garde et promettait aussi des échelles de dessin différentes. À l’époque, tu collectionnais les albums multi-formats de Chris Ware qui avait ouvert la voie.

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Un jour, nous contactâmes Benoit Peeters, par lettre, il me semble, en joignant un numéro de téléphone. Nous admirions le travail que lui et le dessinateur François Schuiten accomplissaient dans Les Cités Obscures. Avec Andreas, qui nous fascinait, les deux créateurs belges nous semblaient avoir inventé un modèle de bande dessinée-monde où notre propre tentative voulait s’inscrire : un mélange d’ambition adulte et de projections enfantines, ou peut-être en fait tout l’inverse. Contre toute attente, Peeters laissa quelques semaines plus tard un message téléphonique : nous le rappelâmes et fixâmes rendez-vous. Je me rappelle encore très bien le coin du café, juste en face de la Gare du Nord, où nous lui montrâmes nos planches, sans doute naïfs et tremblants. Il fut bienveillant, un peu surpris. Il nous fit surtout une remarque que n’avions pas bien comprise à l’époque : « Il ne s’agit pas vraiment d’une bande dessinée, mais d’autre chose, en rapport avec la bande dessinée.»

Quand je regarde ces planches aujourd’hui, je comprends bien ses paroles, sans pouvoir élucider ce rapport complètement.

C’est un étrange mélange de finesse et de maladresse, de défaillances techniques et de soin obstiné, de mouvement et de rigidité, d’expression et d’abstraction. Rien ne tient tout à fait ensemble, et pourtant tout est extrêmement composé : nous pensions nos gaufriers comme des vitraux et ces vitraux comme de petits systèmes cosmiques, attribuant aux éléments et aux signes leur place nécessaire et occulte, imitant l’ordre saisonnier des Très Riches heures du Duc de Berry (douze tableaux qui se déclinaient chez nous en douze planches).

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Photo Aurélien Mole

On dessinait des heures, sur les grandes tables plastifiées qui équipaient les chambres de Jourdan. Pour réussir un aplat unifié au crayon de couleur, il fallait du temps : et nous le prenions gaiement. Nous avions la nuit, ensemble, et nous n’avions jamais sommeil.

Toi, tu dessinais souvent les perspectives, les éléments les plus géométriques du décor. Moi, j’esquissais les courbes, les visages, les corps, les mains, parfois certains objets. Je me souviens d’une discussion qui nous mena presque à la dispute : sur la cinquième planche où Alyse tient une pomme, il y avait un gros plan sur sa main. L’air de rien, je commentais que je trouvais la chose assez sensuelle, puisque dessiner les détails d’une main me faisait observer la main qui la dessinait avec une attention inhabituelle, et l’intimité créée entre les deux mains, la main de chair et la main sous le crayon, tout cela me semblait relever d’une sorte d’essence de la sensualité. J’étais sûre de mon coup et déjà prête à m’excuser de dire une chose banale, mais toi tu t’es exclamé avec un ton que j’ai trouvé péremptoire : «Ah, non, ce n’est pas sensuel, c’est réflexif! » Je fus passablement agacée. Et le silence qui suivit fut tendu. Puis nous sommes mis à pouffer de rire : nous avions atteint le point de caricature de nos psychés post-adolescentes respectives. Nous étions chastes, mais dans nos traits, nous les avions mélangées depuis longtemps.

Moi, je dessinais vite, tout en revenant sur mon trait. Tu m’as appris la patience : à faire en sorte qu’il n’y ait qu’un trait mais le bon, à tracer soigneusement chaque cheveu de la tête d’Inis – là où j’avais tendance à me contenter d’esquisser, en gros, une coiffure. En observant tes dessins infimes, plein de détails que tu soignais avec une précision obsessionnelle, je finissais par aimer ce sentiment grisant de la miniature qui ne ferme pas la limite du perceptible mais ouvre une nouvelle porte vers l’infiniment petit. Nous étions penchés au-dessus des planches, le visage si proche du papier que je me rappelle encore l’odeur charbonneuse de la mine du critérium 2B que je déplaçais pendant de longues minutes d’à peine quelques millimètres pour griser une zone avec une certaine intensité, ou ombrer les briques minuscules qui structuraient un mur en perspective. Nous avions eu un jour un débat philosophique sur la question de savoir s’il fallait dessiner toutes les briques du mur – puisque le mur réel comportait bien chacune d’entre elles – ou se contenter, comme je le défendais, d’indiquer la totalité des briques par la représentation de quelques unes. Tu militais pour la représentation la plus exhaustive, j’arguais qu’elle n’était pas plus proche du réel puisqu’elle ne montrait malgré tout qu’une face du mur. Le mur tiendrait debout au regard, disais-je, comme il tenait dans ma perception des murs dans la vraie vie : avec quelques briques effectivement perçues et la synthèse cognitive qui nous les fait supposer toutes. Tu répondais que le mur de l’image tiendrait pourtant bien mieux et plus longtemps si quelqu’un mettait le soin, comme un démiurge de papier, d’y dessiner consciencieusement toutes les briques. Car cette image de mur avait justement besoin de davantage de briques que le mur réel afin de tenir debout, comme la fiction se doit de donner plus de gages de vraisemblance pour être acceptée. Alors, nous tracions toutes les briques des murs, tout en nous sachant infiniment loin de la réalité de l’ensemble des briques d’un mur véritable. Pourtant, en reconnaissant notre échec à atteindre la rigueur infinitésimale du réel, nous tenions à ces détails : en eux, pensions-nous, nous ne rendions grâce ni à la réalité ni à la représentation, mais à l’œil du spectateur, à sa patience, qui saurait reconnaître la nôtre s’il se perdait à contempler ce mur longtemps.

Un jour, j’ai abîmé une planche. Je ne sais plus pour quelle raison, tu m’as fait pleurer, en critiquant, je crois, un dessin que j’avais bâclé. Je ne pense pas que tu avais été spécialement sévère, mais j’ai pleuré comme si c’était à cause de toi. Et comme j’étais penchée sur mon dessin, une grosse larme a roulé de ma joue pour s’écraser sur l’aplat bleu d’un ciel. Ça a fait une sorte de tâche d’aquarelle, abîmant irréversiblement la surface satinée du Canson. Le crayon de couleur y laissait désormais de petits moutonnements qui gâchaient la lisseur désirée de l’aplat. Il fallait gommer pour enlever ces traces qui renvoyaient le regard à une échelle qui n’était plus la bonne : dans la matière de la case, plutôt que dans les pures formes où nous cherchions justement à absenter son épaisseur. Quelque chose du monde « croûteux » de Hardler avait contaminé la planche, quelque chose du paradis des détails infinis avait été trahi. Tu as dit: « on s’en fout, on dirait une lune », un genre de lune diurne, généreuse et blanche, à laquelle on ne prend pas garde en plein jour. Mais je m’en suis voulu un certain temps.

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Il y avait dans notre désir de parfaire un idéal d’achèvement. Pourtant l’ensemble est resté inachevé. Le mur criblé de briques, les mille et un cheveux, les affiches de cinéma cachées dans le décor, les mailles finement tressées d’un tapis, le plan imaginaire d’une ville entière déployé sous les cases : toutes ces miniatures bien abouties renvoient au statut d’esquisse les zones plus suggérées du reste des planches, pour toujours. À l’époque, les gens qui nous voyaient toujours fourrés ensemble dans les  couloirs de Normale Sup’ demandaient souvent : « Alors, ça en est où votre BD? » C’était presque devenu une blague. Mais je me suis remise à chanter et toi, à écrire, chacun de son côté, mais toujours côte à côte, et nous avons renoncé à finir de dessiner la moindre des pierres de ce doux temple de papier. Nous avons rangé les planches, nous les avons empilées avec précaution, protégées de simples feuilles A4 intercalaires et glissées dans le grand carton à dessin noir. Je ne sais plus quand exactement nous avons arrêté. Nous ne nous sommes pas dit : « c’est très bien que ce soit inachevé ». Non, nous n’étions pas résolus à abandonner. Nous devions finir. Mais nous n’avons jamais fini, peut-être parce qu’il s’agissait d’un peu plus ou d’un peu moins que d’une œuvre, d’une sorte de BD en rapport avec tout autre chose qu’une BD. C’était l’invention de l’espace où nous voulions vivre, une projection du vaste monde dans lequel nous n’étions pas encore mais qu’il nous fallait dessiner pour qu’ensemble nous puissions y entrer et n’en plus sortir avant longtemps. Parce que quand je t’ai connu, je crois que j’ai décidé d’aimer le monde entier comme tu l’aimais, et que tout ce que tu jugerais beau ou digne d’attention, une touffe d’herbe ou les briques d’un mur, je le jugerai beau et digne d’attention moi aussi.

La voilà, notre BD, pour quelque temps suspendue et exposée aux regards. Nous ne sommes pas très sûrs de ce que d’autres pourront y lire. Si elle est une réponse, nous avons nous-mêmes oublié la question. Mais toi et moi, nous continuons.

Mes remerciements à Flora Katz pour nous avoir offert cette occasion de ressortir les planches. Elles sont visibles en ce moment à la Fondation Ricard, l’entrée est libre.
« Rien ne nous appartient : Offrir » Une proposition de Flora Katz / Fondation Ricard / Du lundi 27 mars 2017 au samedi 6 mai 2017

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Comment j’ai triomphé en rêve

Je me souviens d’un rêve de triomphe. J’avais 18 ou 19 ans. C’était l’été, la chambre où je me trouvais était vide et blanche, dans le sud de la France, pas loin d’un clocher. Je dormais sur un matelas posé à même un sol de tomettes, ocres et grisées, dont j’aimais bien contempler les petites différences. Je me souviens de la clarté de l’ensemble. Dans la transition vers le rêve, elle a sans doute joué son rôle, comme le grand lit carré couvert de toile blanche qui me faisait irrésistiblement penser à une très ancienne chanson.

J’étais morte. Mais j’exultais. J’avais un corps. Et je courais. Je me souviens du haut de mes cuisses, de mes pieds nus, légers, de mes mollets. Une eau claire les baignait à mi-hauteur. Elle s’étendait étale, à perte de vue, scindée à l’horizon par une falaise crayeuse. À mes pieds, je voyais le sol. Il n’y avait ni cailloux, ni sable, mais de longues dalles blanches, comme celles que l’on foule en entrant dans les temples de l’Antiquité méditerranéenne. Je regardais ces dalles, à peine érodées, dessinant jusqu’au point de fuite leur perspective géométrique. La transparence de l’eau avait chassé tous les monstres, ces hydres archaïques que j’imagine encore sous moi, à quelques pieds de la surface, quand je m’égare à la nage un peu trop loin des plages.

J’étais seule. Je ne me souviens pas de mon ombre : la lumière envahissait tout. Je crois être sociable, aimer vivre et penser avec d’autres. Pourtant, je me trouvais seule, et dans un état de bonheur qui ne laissait aucun doute sur la nature de cet instant extatique. J’étais bien un corps, et ce corps était moi, mais la force de gravité qui le reliait au sol et aux autres s’était considérablement affaiblie. J’avançais sans me retourner, comme à la tête d’une procession joyeuse et sacrée qui conquiert un territoire, sans que la conquête de ce territoire ait pour moi la moindre importance. Je ne sais dans quelle gloire je baignais, mais je triomphais, le corps léger et élastique, portée par la beauté qui m’entourait.

Je me demande parfois combien de temps a duré le rêve. Vers où courais-je puisque je courais? Qu’y avait-il derrière moi faisant face à la falaise crayeuse, à l’opposé de mon champ de vision? Et après avoir couru si légère sur cette mer beaucoup trop claire pour être sauvage, que pouvait-il m’arriver si je traînais là plus longtemps?

Ma conscience éveillée pervertit tout.

Quand elle se représente ce rêve, elle ricane devant ce cliché d’expression du sentiment océanique. Elle ne peut vivre dans l’instant d’extase, elle est déjà dans l’instant suivant. Elle sent le soleil brûler douloureusement ma peau. Elle voit arriver une vague gigantesque de derrière la falaise, mettre fin au clapotis puéril de mes sautillements. Elle a vu trop de films-catastrophes. Mais dans la bataille avec d’autres impulsions intérieures, ce n’était pas cette conscience-là qui avait gagné le droit d’inventer ce rêve. Elle, elle était morte, vu la certitude que j’avais de ne plus être celle que j’étais. Une jubilation fatale l’avait tenue en respect à la porte du jour où je devais la retrouver dans son costume gris. Heureusement pour moi, un peu de ce souvenir d’extase a franchi la porte en sens inverse, conservé par les traces psychiques que le rêve avait creusé si instantanément dans mes neurones. Et je me suis promis de ne pas l’oublier.

Je n’y ai plus pensé, longtemps.

Mais les vagues de ma mémoire me l’ont successivement retiré et rapporté, chaque fois qu’une occasion, une sensation, une image y ajoutait ses nouvelles perturbations. Comme cette chanson indienne — peyotee exactement — « Witchi tai to », où l’esprit de l’eau entoure la tête d’un baigneur, qui ressent la joie de ne pas être mort. Ou comme cette fresque de la tombe du Plongeur, qui ornait la couverture d’un de mes livres de poche. J’ai appris qu’elle a été trouvée à la fin des années soixante dans les vestiges de l’ancienne cité sybarite de Paestum. Sur son couvercle de pierre, étrangement fendu en son centre, on voit le défunt qui plonge nu, les bras tendus, le sexe visible, depuis un petit plongeoir dans un océan à la surface convexe. À gauche, un arbre à sept branches montre des signes de cassures et de flétrissement. À droite, le même arbre semble en pleine santé. Le dernier plongeon de l’athlète est celui dont il ressortira le plus vivant. J’aime cette image comme peu d’autres. Je voudrais bien être enterrée dans ce genre de tombeau. J’y poursuivrais mon rêve, qui n’était pas, je l’ai compris, un rêve où j’étais morte. De toute évidence, je renaissais. Cette sensation si forte m’arrachait en fait à une vie précédente. Mais le triomphe, l’extase, c’était moins de quitter la vie d’avant que d’éprouver ce passage, ce recommencement.



Certains se voient plutôt renaître dans le feu
, passés par ses flammes purificatrices. Je dois être d’une autre race, aquatique. Je n’ai aucune passion pour les vendeurs de bien-être qui promettent aux gens de revivre, de faire table rase et de recommencer comme si la crasse accumulée d’une vie passée pouvait se dissoudre d’un coup. Et pourtant, je dois avouer que la musique a toujours eu sur moi ce genre de pouvoir : j’y vis des passages suspendus, la sensation d’une renaissance, mais dans un corps et dans le temps.

Je ne crois pas en Dieu. Ni en un seul, ni en plusieurs. Je fais partie de ces individus européens attachés à quelques fragments de culture, conscients que les civilisations sont mortelles, et que l’universel occidental n’est qu’une province pour d’autres civilisations à venir. Je sais bien qu’au fond de l’eau il y a des hydres, et je les vois grandir chaque jour. Le triomphe, ce ne sera probablement pas le mien, peut-être celui de quelque chose qui viendra me détruire. Comme celui des empereurs romains entrant dans les villes conquises, il sera chargé de morts. Mais j’ai mon rêve, et mon couteau.

La petite tête de harpe

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Je ne sais quel hasard m’a mise en présence de cette image. Je traînais sur le web, comme tout le monde, et depuis trop de temps, quand j’ai vu ce visage, noyé dans la mosaïque multicolore d’une recherche google. C’est peu dire que cette figure a attiré mon regard : si j’étais superstitieuse, je dirais qu’elle m’a choisie, avec son expression indéfinissable, royale sans aucun doute, impassible mais légèrement susceptible, ses yeux creux et félins qu’on peut remplir d’un tas de chimères archaïques et exotiques, et sa beauté si moderne — avec cette coupe de cheveux qui ressemble à celle que je pourrais me faire, si j’optais, à la place de cheveux organiques, pour une perruque de Playmobil. Je suis tombée sur elle et je l’ai reconnue. Ce serait elle,  cette tête, me suis-je dit presque instantanément, qui illustrerait « Senga », cette autre chimère qui me ressemble et n’est pas moi, qui fait tout ce que je ne sais pas faire, vit dans la nature — qui me manque.

Alors j’ai enquêté sur cette tête. La photo était extraite de L’Encyclopédie photographique de l’Art, parue en juillet 1935, une série de volumes consacrés aux collections du Louvre et intégralement réalisés par le photographe André Vigneau. J’ai retrouvé le volume en question à la bibliothèque de l’Ecole Normale Supérieure, rue d’Ulm. C’était fascinant de la voir de plus près, et sous différents angles, d’en apprendre plus sur elle et de découvrir ce profil que je ne soupçonnais pas aussi beau.

D’après Vigneau, il s’agissait d’une tête royale de la fin de la XVIIIe dynastie des pharaons d’Egypte, trouvée sur le riche site El Amarna, où des vagues de Français, d’Anglais puis d’Allemands collectèrent — pillèrent — pendant deux siècles une série de vestiges du règne d’Aménophis IV, époux de Nefertiti. Taillée dans du bois de Rengas, la tête couronnait selon Vigneau le haut d’une harpe.

Par une petite pastille d’internet, j’avais plongé si loin dans l’histoire de l’humanité que j’en étais étourdie, comme si j’avais touché du doigt un secret qui m’étais réservé depuis le fond des âges. Pour persévérer dans l’ivresse, je forgeais le projet d’aller voir la tête qui, d’après le livre, certes vieux de 80 ans, se trouvait au Louvre, exposée comme il se doit au pavillon des antiquités égyptiennes.

tetedeharpe_profil_encyclopedieIl était certes étrange qu’une œuvre d’une telle beauté n’apparaisse qu’une seule fois sur internet. Dans la collection en ligne du musée, elle était introuvable. Je décidai d’envoyer une missive à l’ancienne pour demander l’autorisation de la photographier sur place : «  Cher monsieur le conservateur du Musée du Louvre… » : il fallait bien faire comprendre que la demande était modeste mais pour moi de première importance. Deux semaines passèrent, je commençais à en conclure que mes courriers étaient passés inaperçus dans la tonne de documents électroniques et papyriques qu’une administration muséale a en charge. Mais on me répondit. On me renvoyait à l’agence photographique qui me renvoya au documentaliste. Outre la stérilité de ces va-et-vient cordiaux mais sans résultat qui durèrent plus d’un mois, j’avais appris en chemin une information capitale. La petite tête de harpe n’était plus exposée au Musée du Louvre, ni nulle part ailleurs. Considérée dans les années trente comme une antiquité égyptienne, on avait découvert dans les années 80 qu’il s’agissait d’un faux.

L’étude dendrochronologique — permettant la datation du bois — attestait que le bois de rengas en question avait moins de 400 ans et que la sculpture avait probablement été réalisée au début XXe siècle, au moment même où les découvertes de nombreuses têtes royales sur le site d’Amarna offraient aux faussaires un véritable catalogue de modèles à imiter et à contrefaire. La « coupe anormale de la coiffure » selon Vigneau prenait tout à coup un autre sens. Et ma chimère, « Senga », aussi. Qu’importe, c’était exactement sa vérité à elle d’être un faux et d’être unique. Privée du jour au musée, mais sauvée quand même sur les supports reproductibles d’une chanson pop d’aujourd’hui.

J’aurais voulu la voir, quand même. Mais la petite tête de harpe est remisée depuis près de quarante ans. J’avais entrevu la possibilité d’une autorisation pour aller la prendre en photo avec le photographe Alexandre Guirkinger. Rendez-vous fut même fixé avec le conservateur. Puis, par un tour arbitraire dont seule est capable l’administration en tant que système autonomisé qui, contrairement à un être humain, n’a pas idée de l’indignité qu’il y a à ne pas tenir ses promesses, j’ai reçu cinq jours plus tard un message qui revenait sur l’autorisation accordée en commençant par la triste formule « nous avons le regret de » vous annoncer que les délais sont finalement trop courts. A mesure que les semaines ont passé, la possibilité de la voir qui m’enchantait s’est amenuisée, jusqu’à disparaître sous les couches épaisses du réel qui dit non. Pour l’heure, je n’ai donc jamais vu en vrai la petite tête de harpe. Protégée dans l’obscurité des profondeurs du Louvre, elle n’a pas encore eu l’heur de sortir de sa réserve pour impressionner la pellicule d’un photographe du XXIe siècle. Qui pourtant n’échangerait pas un million de selfies contre une trace contemporaine de sa beauté antidatée?

Post-scriptum : Sur la pochette de Senga, c’est donc une reproduction de la photo d’André Vigneau que Johann Lhuillery a mise en image. Je n’ai pas retrouvé les ayant-droits du photographe, après plusieurs coups de fil dans des musées ayant exposé ses œuvres. Mais j’ai appris qu’André Vigneau est mort en 1968, bien que sa page Wikipedia, dénuée de date de décès, lui attribue à ce jour 124 ans. Le réel a toujours, décidément, un double fond :  André, si tu me lis, tes photos sont admirables.

Français, deuxième langue 

Françaises, Français,

j’ai écrit cet été un long papier pour le nouveau numéro de la Revue Audimat. C’est à propos de cette langue – de cristal et de plomb – que nous tentons parfois, tels des forçats de l’idiome, de faire chanter pop.

Le volume est rare et précieux, notamment pour les 7 autres impressionnants articles de Drew Daniel, David Thomas, Olivier Lamm, Etienne Menu, Olivier Quintyn, David S. Marx.

On peut se le procurer ici : http://revue-audimat.fr/numero-4/

Pour vous servir, en exclusivité, vous pouvez lire, ci-dessous, le tout début de mon petit manifeste – qu’on peut aussi voir comme une carte du tendre de mes relations popassionnelles à cette langue que je chante aujourd’hui.


Français, deuxième langue

« Le Français est une langue qui résonne. »
Daniel Balavoine

Le français se chante mal. C’est bien connu. On y entend trop de nasales, trop de consonnes qui raclent, des « in », des « on », des « an », qui résonnent dans les zones supérieures de la face, comme si le bas de la mâchoire n’existait pas, comme si la gorge n’était là que pour former des sons graves, comme si la poitrine au fond n’avait pas de souffle à envoyer : à son maximum érotique, sur une ligne canonique Stéphane Audran – Catherine Deneuve, la voix française bien posée évoque la perversion d’une bourgeoise fantasmée qui dissimule son goût du sexe sous un ton civilisé. Le Français est une langue civilisée. Au comble de son prestige civilisationnel, on le parlait à la cour de Russie. Inutile de lire les justifications habituelles de tous les groupes de rock français chantant dans la langue d’Elvis ou de Morrissey au prétexte que la langue de Guy Béart ne sonne pas comme ils le veulent, Jean-Jacques Rousseau l’avait déjà écrit il y a plus de deux-cents ans : « Il n’y a ni mesure ni mélodie dans la musique française, parce que la langue n’en est pas susceptible ; le chant français n’est qu’un aboiement continuel, insupportable à toute oreille non prévenue ; l’harmonie en est brute, sans expression et sentant uniquement son remplissage d’écolier ; les airs français ne sont point des airs ; le récitatif français n’est point du récitatif. D’où je conclus que les Français n’ont point de musique et n’en peuvent avoir ; ou que si jamais ils en ont une, ce sera tant pis pour eux. » Le chant français a quelque chose d’impossible. Et si par hasard ou par maladie, les Français en décident autrement, il ne parlera qu’à eux, car « avec quelque art qu’on cherchât à couvrir les défauts d’une pareille musique, il serait impossible qu’elle plût jamais à d’autres oreilles qu’à celles des naturels du pays où elle serait en usage ». Preuve cruciale de son anti-musicalité, elle n’est susceptible d’aucune universalité. La condamnation est globale, et provient de Rousseau, de son temps, le plus ardent défenseur de la musique populaire – de l’opera buffa de Pergolèse contre les constructions musicales savantes de Jean-Philippe Rameau – qu’il investit d’une puissance d’expression, d’émotion naturelle et universelle. Dans l’anthropologie rousseauiste, le chant précède le langage articulé. Plus une langue favorise ses articulations, aux dépens de l’épaisseur sonore de ses syllabes, plus elle s’éloigne de l’innocence qui fait toute la vérité du chant chez Rousseau. Or, avec ses consonnes heurtées, raclées, ses voyelles toujours un peu sourdes, le français n’est qu’articulation. Aucun problème pour en faire une langue de philosophe, mais nous laisserons le chant, surtout celui qui vient du cœur, à ceux dont la langue s’y prête. Comme chanteurs par excellence Rousseau désigne sans hésitation les heureux natifs de langue italienne.
Lire la suite dans le volume…

L’ambient du décor – Domotic, Le Démon des Hautes Plaines  

    C’est une bande originale : une série instrumentale qui avance par thèmes, ponctuée de rappels et de variations, de séquences brèves, de ritournelles. C’est la musique composée par Stéphane Laporte pour le film d’un ami, Tom Gagnaire, qui s’est enquis, il y a trois ans, de tourner vite avec peu, dans un coin du Haut ­Languedoc, un « western régionaliste post ­nouvelle vague ». Fait maison, dans la campagne, au goût des amateurs de Raoul Walsh et d’Eugène Green. Les shérifs y sont fatigués de l’être et des nymphes blanches hantent encore les cascades.

Enregistrée tout juste avant le tournage, de façon spontanée, presque anarchique, la musique qu’on y entend fut elle aussi fabriquée à la maison, dans la maison des parents où le musicien a encore sa chambre, peuplée d’instruments délaissés qui attendaient peut-­être leur heure : une vieille guitare acoustique­ jouet offerte dans les années quatre­-vingt par le comité d’entreprise Haribo où travaillait son père, un valiha désaccordé récupéré dans le garage d’amis voisins, la batterie qui prend un peu la poussière, le tout, abordé avec assez de solitude et de désœuvrement pour faire résonner, piste par piste, au hasard des prises et des intentions, le chant de ce film amical qui n’existe alors pas encore mais qui promet de rouler sur quelques émotions primitives devant les cow­boys à l’écran et la nature immense.

Au fond des sous-­bois, ou tout près d’un feu nocturne, la musique du Démon est un mélange de rondeurs chaudes et de résonances métalliques, de chœurs harmonieux et de dissonances : il y a l’emphase alanguie de ces longs sons de Rhodes et d’orgue Philicorda, de ces voix plurielles dans la réverbération, qui s’étirent à l’amble d’une batterie floydienne à la Obscured by Clouds et il y a la simplicité domestique de motifs parcimonieux, héritiers de l’ambient mélodique de Brian Eno ou des Selected Ambient Works 85-92 d’Aphex Twin. Quatorze séquences musicales qui se présentent avec littéralité : après le scintillant « Une Détente » et le céleste « Entraînement du shérif et de son adjoint », « Un bandit de la pire espèce » apporte sa flexion moriconienne déglinguée, presque parodique.

L’histoire ici se narre avec la lenteur et la féerie des rêves. La musique n’accompagne le drame qu’en assumant cette espèce de passion impassible propres aux chœurs tragiques du théâtre antique, commentaire d’une action irréelle et lointaine, qu’elle se contente de contempler.

Cette musique accompagnante, musique-décor plus que second-rôle, qui monte lentement dans les airs, sans qu’on sache exactement d’où elle vient, est la musique qui sied à Domotic mieux qu’aucune autre. Douze ans après Bye Bye, un premier album enchanté par une forme d’amour ébahi pour le premier vrai synthétiseur que le musicien eut en sa possession, jusqu’à Before and after Silence, Domotic cultive l’esprit minimal et enveloppant de la musique ambient. Son esthétique est celle du retrait, de la parenthèse : il est là, sans y être, certainement, sans déranger, et la musique qui commence ne peut jamais vraiment finir, elle se prolonge, déjouant le fil de l’attention, disposée même à conduire graduellement l’auditeur vers le sommeil, comme dans sa « Song to Fall asleep To », qui fait au passage, un signe amical à la musique fonctionnelle. Admirateur de Raymond Scott, compositeur et inventeur qui conçut, entre autres, au début des années soixante, trois volumes de Soothing Sounds for Baby, Domotic aime reconnaître dans la musique une forme d’ingénierie du confort moderne : son nom même évoque l’utopie d’une vie quotidienne facilitée par le bon sens virtuose d’ingénieurs philanthropes, une robotique à l’échelle humaine, où la mécanisation du monde serait domestiquée par la chaleur du foyer.

Dans la machinerie de Domotic, toute au service de la vie fluide, on entend parfois c’est vrai des machines joueuses, enraillées ou susceptibles, comme dans « Bruitageeedit » sur Before and after silence, ou sur cette reprise de « Here » de Pavement, moulinée au son d’une crécelle synthétique qui sautille façon epileptic dog. Mais entre ambient et déraillages bruitistes, Domotic conserve sa réserve. Il réitère sans prétention le tabou originel des musiques électroniques jeté sur l’expression lyrique. Au seuil de l’expression du moi, il préfère disparaître et laisser passer la musique, à l’usage de chacun, fluide poétique entre les appareillages quotidiens.

Un article récent publié par The Wire le montrait en photo. Attitude de Mormon, fraîcheur rosée sur les joues, il se tient quelque part entre la sagesse et l’enfance, évite toute incarnation bavarde. Avec son mélange de distance cinéphile et de fascination enfantine pour l’esprit du western, le film de Tom Gagnaire donne un nouvel alibi à la discrétion créatrice de Domo : un type au coin du feu, auquel personne ne prête attention, penché sur sa guitare, transfigure l’instant. Discrète dans les vibrations de l’air, sa monodie agit imperceptiblement sur les consciences. Elle tisse au cœur de la nuit les liens d’une communauté muette. C’est ainsi que son Démon touche au sublime : fondu dans le décor.

Images extraites du film de Tom Gagnaire

  

Le Démon des Hautes Plaines sort sur les labels Clapping music et Tona Serenad. Le vinyle sera disponible le 11 juin ; la fête de sortie, avec concert et projection du film, aura lieu le jour même à la médiathèque musicale de Paris (8, porte Saint Eustache, dans le premier arrondissement).

Lana del Rey : vintage violence


lana-del-rey-ultraviolencePrès de quatre mois qu’est sorti, Ultraviolence, le troisième album studio de la new-yorkaise Lana del Rey. Il divise assez équitablement parmi les gens en qui je fais confiance dès qu’il s’agit de parler de musique : méfiance ou ferveur. À mon goût, ce long album de quatorze titres produit par Dan Auerbach des Black Keys comporte une bonne poignée de chansons parfaites, d’une perfection baroque. Certes, les soli de guitare sont un peu plus bavards et gras que ce que l’on voudrait et l’orchestration en fait régulièrement des tonnes, mais la musique de Lana parvient exactement, dans sa composition comme dans sa production, à être ce qu’elle doit être : un palanquin feutré, chargé de mille soies, destiné au transport de nos corps vers une langueur céleste.

Encore faut-il être prêt à l’abandon, aimer toucher la soie et s’offrir en sacrifice aux manipulations de cette voix si intentionnellement irrésistible qu’elle fait fuir tous ceux qui répugnent à ce qu’on leur dicte leur désir.

Les chansons sont longues, si on les rapporte aux formats habituels de la pop mainstream : elles coulent comme des rivières, avec des bras, des bifurcations, où le courant est parfois ralenti. Elles cascadent, scandées par des ruptures de rythme façon « Some Velvet Morning » de Lee Hazlewood et Nancy Sinatra, descendent vers le sud des États-Unis, jusqu’aux frontières de la « West Coast » où l’Amérique se latinise vraiment, sur fond de guitare surf et de pedal steel hawaïenne, où l’on appelle son amant « cariño » et où les cheveux des beauties sont noirs de jais, entraînent de jeunes Patty Hearst en fugue dans des Chevy Malibu, et finissent à Miami où les « Florida kids » vont se perdre à chaque spring break.

Lana cite, beaucoup, construit son monde par montage et chapelet de citations dont son nom lui-même est un exemple : Lana pour l’actrice Lana Turner, Del Rey pour le modèle de Chevrolet Delray. Sur le single « Ultraviolence », elle emprunte à Carole King son « He hit me and it felt like a kiss », mais le paradoxe sonne chez elle étrangement plus charnel. Sur « West Coast », les « Ooh baby, baby ooh » viennent de Stevie Nicks, mais Lana les fait indéniablement descendre plus bas dans le ventre.

Lou Reed, la beat poetry, les « blue hydrangeas » (des fleurs bleues comme chez Tennessee Williams, David Lynch ou Mazzy Star) et les « red racing cars » à la Springsteen, entre autres rebuts patinés de l’industrie culturelle, sont juxtaposés sous un liant brumeux qui fait l’effet d’un récit mystérieux, communiqué par bribes, dont l’auditeur captif se contente pourtant. Fidèle à ce style fragmentaire, le livret du disque ne reproduit pas l’intégralité des textes, mais seulement de brefs extraits des chansons associés à une photo. Fabrique indigente mais suffisante de ce monde de clichés évanescents, le name-dropping romantique de Lana capte un peu de l’aura de tous ces signes, de ces icônes qu’elle dispose en ronde autour d’elle-même pour essayer d’insuffler une âme à sa propre légende. Tout cela manque sans doute de teneur, comme le réel emprisonné dans la tête de Jory à la fin d’Ubik de Philip K. Dick. Si l’on se penche sur le détail, l’ensemble tombe en lambeaux.

Mais Lana, à vrai dire, n’a pas spécialement affaire au réel. Son monde n’est qu’un agrégat boueux des clichés du glamour. C’est une icône composite, un Frankenstein de Lola, de femme-enfant, de daddy’s girl, de femme fatale. Ostensiblement, elle recycle. Mais elle incorpore ces vestiges : elle porte dans sa chair ce glamour éculé dont elle s’est donnée pour tâche morbide et désespérée de maquiller les restes, en ultime hommage au désir des hommes tel que l’archétype en a été figé, aux premiers temps du rock’n’roll

Lana-Del-Rey-Ultraviolence (1)

Après tout, une fille glamour est toujours un montage. Et comme l’écrivit un jour Adorno : « toutes les filles glamour se ressemblent ». Il leur suffit de quelques signes – le désir s’accommode de formes génériques : des lèvres pulpeuses, un vernis à ongle rouge et des talons hauts qui claquent. C’est la sexuation floue de la poupée gonflable : la féminité par attributs.

Dans les vagues brillantes de sa coiffure à la Veronica Lake, dans sa lèvre supérieure ourlée qui n’a pas provoqué pour rien autant de polémiques, Lana del Rey pousse l’obsession pour cette femme abstraite jusqu’à l’incarnation. Elle règne sur une pop en décomposition qui se rassemble une dernière fois dans le culte désabusé du glamour. On ne sait plus si ce glamour est là pour susciter encore et encore le désir ou pour nous émouvoir de le regarder mourir, sous ces traits-là, sous cet archétype.

Comme sa voix qui feule, tour à tour enfantine ou suave sur un même morceau, grave ou éplorée, lolita ou reine, elle parcourt tous les stades de cette féminité archétypale, dans un cycle infernal qu’elle ne veut pas quitter. Elle est une diva adulte et un girls group adolescent en même temps. Dusty Springfield et les Shangri La’s. Les changements de timbres outranciers que sa voix peine parfois à reproduire en live (qui peut enchaîner vocalement, sans caricature, une voix de gorge mature et la trille pudique d’un colibri ?) illustrent encore cette facture composite. Déréalisées dans ce montage fantasmatique, les différentes voix de Lana dessinent un monde d’ombres désirantes et désirables. Elles se pâment et confondent leurs soupirs, différant pour toujours le moment de la jouissance. Noyées de réverbération, elles atteigneint, dans une sorte de lyrisme inexpressif, à la passivité sereine des mortes. Leur séduction est nécrophile, n’en déplaise à l’auditeur qui ne veut pas se l’avouer.

Veronica Lake

Mais c’est par là que Lana va plus loin que n’importe quelle starlette avant elle. Elle fait advenir dans la pop la bile noire du glamour. Courtney Love, Hope Sandoval ou Maria McKee l’ont bien sûr fait avant elle, mais en jouant avec les codes grunge, gothique ou indie. Sous les pleins feux du mainstream, Lana n’est protégée du premier degré par aucune chapelle, aucun sous-genre. La posture des autres leur permettait à la fois de jouer les baby dolls et de maintenir un rapport distancié, voire critique, à cette féminité surjouée. Lana, elle, complètement exposée, incarne ce glamour mort avec sa chair vive, maintenant et à chaque instant. La loi du glam gouverne les moindres détails de sa vie. C’est dans ces détails peut-être que vient s’immiscer l’ultraviolence, et certainement pas dans un supposé contenu trash. J’ai lu qu’on ironisait sur sa difficulté à jouer avec les codes issus du hip-hop, ses « dope and diamonds » si peu crédibles. Qu’est-ce que c’est que cet album dont le titre promet les transgressions les plus folles, dignes d’Orange mécanique, et qui, en guise d’explicit lyrics signale au détour d’une phrase comment une starlette qui vient de prendre conscience du vide de sa vie se fait planer à la « hydroponic weed » ?

Dans la concurrence r’n’b, la blanchette Lana ne menace vraiment personne. Lana n’est pas noire, Lana n’a pas de guts: elle peut tout peindre en noir dans « Black beauty », sauf sa propre peau – la peau noire du cool. Elle n’a qu’un « daddy » et des « shades of cool », et le noir de la bile, le noir du tourment, le noir désuet de la Carmen de Bizet (qu’elle chantait dans l’album précédent), qui roule des cigares sur l’intérieur de ses cuisses, qui tue et meurt d’amour.

En guise de provocation sur le sexe, elle n’a pas dépassé le « My pussy tastes like Pepsi » de « Cola » dans Paradise, et au fil d’Ultraviolence, elle reste d’une évanescence qui rappelle la Belle au bois dormant plutôt que les punchlines salaces de Lil’ Kim.

Pourtant, sous les traits doucereux de son érotisme voilé, elle insinue au fond une violence plus archaïque. Elle semble se contenter de chuchoter en boucle qu’elle est amoureuse, mais cette répétition est loin de l’onanisme ludique de Donna Summer dans « Love to love you, baby ». L’esthétique de Lana est plus obscure, elle contient une pulsion de mort : elle a à voir avec l’attrait sordide pour le viol. En la regardant sur la pochette du disque poser au coin d’une portière de voiture, les yeux soumis et las, comme ceux d’une adolescente mûrie trop vite, je vois l’incarnat de ses joues virer au teint de la victime. On dirait la dernière photo d’une fille perdue, avant un road trip qui se terminera en drame. Bien sûr, tout cela se laisse esthétiser dans une réminiscence de Splendor in the Grass, dans le charme bien connu de l’innocence en train de se flétrir. Lana orchestre ces signaux esthétiques en connaissance de cause. On l’accuse de manipuler nos désirs. Mais le procès qu’on lui intente est aussi sordide que les accusations adressées aux femmes violées de l’avoir bien cherché.

Parce qu’elle manipule tous les éléments du glamour, l’auditeur mal à l’aise, gêné par Lana del Rey, croit qu’elle se comporte comme une starlette aguicheuse parmi d’autres, qui veut éveiller son désir à peu de frais ; ce qu’il lui reproche, c’est de le faire succomber encore et toujours à ce même glamour, jusqu’à l’écœurement.

Mais ce culte morbide du glam, l’attraction et la répulsion qu’il fait naître en nous, Lana l’esthétise et en fait une œuvre.

Et elle s’aventure assez loin pour introduire un malaise, une part d’étrangeté que les figures désormais conventionnelles de la féminité hitchcockienne ou lynchienne ne donnaient à voir qu’à travers les yeux et la volonté d’artistes masculins, dirigeant des actrices. Lana, elle, ne joue pas la comédie du glamour ténébreux sous les ordres d’un réalisateur. Elle se risque d’elle-même à l’incarner. Elle se plie au désir des hommes, mais leur renvoie en échange une image de mort. Dans ce projet perdu d’avance, finalement, elle me touche. Désirante, désirable, conventionnelle et freak, elle dialogue avec mes propres ombres.

Lumières de Luzmila

Luzmila Carpio.jpgLe 24 mars dernier le label Almost musique a sorti un disque étrange : les Yuyay Jap’ina Tapes de Luzmila Carpio. Ausculteurs de l’ombre et défenseurs de beautés souterraines, les deux Benjamin qui dirigent le label, creusent, avec ces dix-sept compositions de la musicienne bolivienne, un filon lumineux : cette fois, dans les hauts plateaux de la cordillère des Andes où les pierres ont soif mais savent parler.

Pour l’occasion, j’ai eu la chance de rencontrer Luzmila, un matin de novembre, dans un café parisien : ce petit texte est donc exceptionnellement suivi d’une interview, où Luzmila m’a vraiment chanté la langue des oiseaux.

C’était il y a maintenant plus d’un an. Le label Almost Musique avait glissé dans l’une de ses « MOSTLA » (compilations gratuites de raretés en or) ce morceau fou, au titre imprononçable, « Warmikuna yupay-chaqapuni kasunchik« , que je réécoutai compulsivement après avoir lancé par simple curiosité une première lecture. Même si je pouvais en déchiffrer les syllabes – mais comment les prononcer? – apprendre qu’il s’agissait de mots en langue quechua, lire quelque part que cela voulait dire quelque chose comme « Femmes, respectez-vous! », je succombai plutôt à l’enchantement de l’ignorance.

Au son brillant et dense de ce que je ne savais pas être un charango – cette petite guitare à cinq cordes doublées – , au chant frontal et fier montant plus haut que haut dans des hauteurs inhabituelles, je ressentais l’irrépressible joie de n’y rien comprendre. Je ne voyais qu’une chose : de la lumière, comme un soleil de haute montagne qui frappe la rétine un peu trop fort et lui imprime des motifs sombres frémissants sur fond de couleurs rougeoyantes. Et je relançai la lecture, passablement euphorique, dans une exaltation comparable à celle qui s’empare de l’alpiniste qui atteint un sommet comme le dit si bien Sing Sing de Arlt à propos de la musique de Luzmila dans les notes de pochette qu’il a rédigées pour l’édition du disque. Je sentais que cette musique appartenait à un monde, qu’elle s’adressait à des êtres et des choses bien précis, que sa langue n’était ni un code ni un décor mais signifiait beaucoup. J’entendais c’est vrai, un lieu particulier, un enracinement, un peuple non-occidental avec des intonations hispanisantes, des percussions, des trilles typiques d’une musique qui se chante à plusieurs et pour certaines occasions. Mais je n’entendais pas du folklore, encore moins de la musique world passée au filtre de l’esprit hi-fi international. Les supposés clichés du folklore dont Adorno disait qu’il est puni de vouloir être singulier en se révélant finalement toujours identique d’une communauté à l’autre, laissaient place à autre chose : à la joie avide du chant vivant, au plaisir incrédule devant cette étrangeté musicale pourtant si évidente, à une forme de sidération.
Je devais, les jours suivants, apprendre à mieux connaître cette musique et cette musicienne : mais « Warmikuna yupay-chaqapuni kasunchik » avait déjà  laissé son empreinte lumineuse dans la partie la moins raisonnable de mon cerveau.

Les Yuyay Jap’ina Tapes contiennent dix-sept joyaux de ce genre, des chansons que la musicienne bolLuzmila Carpio.jpgivienne composa et enregistra, il y a maintenant près de vingt ans, à la demande de l’UNICEF, qui cherchait, au lendemain du cinq centième anniversaire de la Conquête espagnole, en 1995, à promouvoir des représentants des cultures Aymara et Quechua dans les Andes, pour la mobilisation et l’alphabétisation des communautés locales. Avec une série de cassettes distribuées gratuitement dans toute la Bolivie, Luzmila fut leur porte-voix. Depuis les hauteurs du minusucule hameau de Qala-Qala, où elle est née, perché sur l’Altiplano, à plus de trois mille mètres d’altitude,  jusqu’à Potosi, en passant par les plaines de Cochabamba et Oruro, elle sillonna le pays avec ses chansons, éveilla la conscience des femmes encore privées du droit de vote, et, dans les faits, de celui de s’instruire, leur enseigna des techniques de captation de l’eau, et la mémoire du leader quechua et aymara Avelino Siñani.

Luzmila, d’où venez-vous?

Je suis née à Qala-Qala, dans un tout petit hameau de la cordillère des Andes bolivienne, à 3500 mètres d’altitude. Ça veut dire pierre sur pierre dans la langue aymara, mais on y parle le quechua. J’y suis restée jusqu’à mes dix ans. On y cultive des pommes, du quinoa, du maïs et plusieurs sortes de pommes de terre. La musique et la terre sont au centre de la vie quotidienne. Et la musique est toujours là pour célèbrer les bienfaits de la terre nourricière Pacha-Mama. Elle est faite pour elle, en harmonie avec elle. À une certaine époque de l’année, tout le monde va écouter la cascade, et on y crée une musique qui sera la « mode » de l’année. Mais chaque saison a sa musique. On dit que certains instruments appellent la pluie. Au moment de la floraison, après la période de la première récolte, en février, les sons aigus du charango appellent le gel, on gronde les enfants qui essaient d’en jouer. Quand j’ai commencé à faire des tournées dans le monde et à devoir jouer des instruments indépendamment de leur lien aux saisons, ma sœur restée là-bas m’accusait de faire durer la sécheresse ou de faire venir le gel! Il y a aussi une explication historique à cet interdit : c’est un vestige de la menace de mort représentée par la conquête espagnole. Tous les instruments à cordes ont été amenés lors de la Conquista, les instruments indigènes sont des instruments à vent. Les flûtes peuvent être jouées toute l’année, mais c’est un instrument reservé aux hommes. Pareil pour le tambour, et tout ce qui est rythmique : c’est le battement du coeur de Pacha Mama, il ne s’arrête jamais! Aujourd’hui, je vis entre la France et la Bolivie. Mais tout ce que je mets dans ma musique vient de ce pays, de cette terre et de ce qui m’a été enseigné là-bas.

Comment en êtes-vous venue à composer?

J’ai commmencé à composer très tôt, à la voix simplement. Je me souviens quand j’ai découvert de la radio, ils diffusaient un programme pour enfants, dans un petit appareil à transistors. Je me disais mais comment font-ils pour faire rentrer tous ces enfants dans une si petite boîte? Je ne comprenais rien de ce que j’entendais – c’était en espagnol – seulement les mélodies qui s’enregistraient dans ma tête. Et je sentais que je voulais chanter, j’inventais des tas de mélodies : elles me venaient souvent en rêve, je les chantais à ma mère. Je n’avais pas vraiment d’influences extérieures, pas d’idée de la musique qui se faisait ailleurs, j’étais tellement enracinée, il n’y avait pas d’autres musiques, je voulais chanter mes mélodies, montrer qui j’étais. À partir de seize ans, j’ai découvert le charango, je ne savais pas comment l’accorder, ma mère me disait de serrer les vis plus fort pour voir mais bien sûr ça ne donnait rien. J’ai finalement osé demander un jour à un musicien d’égréner les cordes de son instrument à vide, et j’ai retenu comme ça la mélodie qu’elles faisaient. J’ai retrouvé mon charango et je l’ai enfin accordé.

Et le premier enregistrement?

J’avais presque 17 ans. C’est un label, Lauro, qui m’avait repérée dans une sorte de tremplin où j’avais joué à Oruro, en prévision du festival de Cochabamba, qui réunit des musiciens de tout le pays. J’étais tellement heureuse de jouer. Je n’avais pas tellement le trac. Nous étions tout un groupe, on s’appelait Los Provincianos. Je jouais avec trois musiciens, chacun d’une province différente. Mais des gens du label m’ont repérée et ont voulu renommer le groupe  » Luzmila Carpio y los Provincianos ». Je me souviens que les autres étaient un peu fâchés. Mais ça s’est fait comme ça. Le jour de l’enregistrement, un des musiciens qui devait jouer du charango ne s’est pas présenté, alors j’ai assuré les parties de charango moi-même. Je les connaissais bien, je les avais composées!

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Photo Julien Bourgeois

Le nom du groupe était en espagnol : quel est votre rapport à cette langue?

J’ai appris l’espagnol à onze ans, la première fois que je suis descendue à Oruro, avec l’hymne national bolivien. Je me souviens que la première fois que j’ai travaillé avec un professeur de chant, il s’est mis en colère quand j’ai chanté en quechua. Il a fermé violemment le clapet de son piano : « N’utilise pas cette langue! » C’était mal vu de s’exprimer en quechua. Quand, quelques années plus tard, l’ONU m’a proposé ce projet de compositions dans ma langue pour renouer et faire renouer les communautés avec leur culture aymara et quechua, ça prenait forcément un sens militant. C’était en 1995, c’était le 500ème anniversaire de la Conquista, après cinq siècles de domination espagnole sur des cultures qui s’étaient quand même maintenues mais à qui il fallait rendre leur fierté, le sens de leurs racines, et qu’il fallait en même temps ouvrir aux possibilités modernes, à l’alphabétisation. Ces cassettes ont été ma contribution! Je n’ai pas de ressentiment envers l’espagnol pour autant, c’est la langue qui nous unit, la langue commune des 36 nationalités boliviennes. Mais la langue du chant reste pour moi le quechua, la langue de ma mère.

La figure maternelle semble au cœur de votre musique…

Oui. Parce qu’il y a Pacha Mama bien sûr, mais aussi ma propre mère. C’est elle qui m’a fait écouter et interpréter chaque chose. Je me souviens qu’elle embrassait les pommes de terre, elle leur parlait. Elle ne savait ni lire ni écrire, mais comprenait tout. Elle a été mon père et ma mère. J’ai grandi dans l’entourage et l’affection des femmes. Je n’avais pas de papa. Une année faste, nous avions récolté tellement de patates que je lui avais demandé si, riches comme on était devenues, on pourrait chercher un père avec! Elle était très importante pour ma musique, je lui chantais mes chansons, mais elle était sévère, elle me décourageait terriblement : « il n’y a même pas de mélodie! » Et puis, petit à petit, elle trouvait ça mieux. Un jour, des gens de maisons de disque sont venus à la maison. Elle a voulu écouter une de mes chansons et elle les a fait taire pour écouter : « cette chanson-là, j’y rentre comme dans un tableau, elle m’emmène dans la plaine, dans le champ, près de la cascade, je peux vivre chacune des choses qu’elle raconte ». Tous ces lieux familiers se mettaient à lui parler aussi dans ma musique, j’avais enfin atteint son cœur!

Après l’expérience UNICEF vous avez été remarquée dans le monde des musiques savantes avec le disque orchestré par Pierrick Hardy Chant de la terre et des étoiles (2004). On peut lire sous une vidéo promotionnelle de cette période la remarque selon laquelle « cette œuvre majeure » vous « éloigne à jamais d’un cadre réducteur et folkloriste ». Est-ce aussi simple? Je vous crois aussi entière et aussi fascinante armée d’un seul charango.

Oui, j’ai travaillé au début des années 2000 avec le musicien savant breton Pierrick Hardy. Le disque a été primé d’un Diapason d’or. Nous nous sommes bien trouvés car il a un rapport comparable à l’écoute de la nature, au chant de la roche, à celui des oiseaux. Il a arrangé mes chansons à sa manière, avec des instruments très originaux et subtils de son invention, en s’inspirant de sonorités traditionnelles, mais en les dépassant vers quelque chose de plus savant. Mais je suis heureuse que paraissent aujourd’hui les chansons issues de ces cassettes, jouées avec les instruments traditionnels de mon peuple.

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Dans les Yuyay Jap’ina Tapes, en effet, il n’y a pas d’orchestration noble ni de signes savants pour intimider la voix de Luzmila. On y entend battre les mains et les pieds, des gens discuter, parler fort, on y entend même le tonnerre comme sur « Ch’uwa yaku kawsaypuni ». Le folklore y est déjà plus que du folklore, bien plus que l’expression résiduelle, sédimentée, de traditions ethniques en voie de disparition: à l’écoute de ces dix-sept chansons, c’est vraiment, chez Luzmila Carpio, la pure jouissance de la musique vivante, qui voltige à trois mille mètres d’altitude, au sens propre, comme au figuré.

 

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Kidsaredead, sur la colline

J’ai vu Kidsaredead aux Trois Baudets le 4 mars dernier – ce n’était pas la première fois. Nous étions une quarantaine de personnes, tous sagement assis sur les confortables banquettes rouges en contrebas de la scène où Vincent, à la guitare et au chant, Cristián, à la batterie et Mabit, à la basse, nous dominaient, en jouant plus fort et plus intense qu’on ne s’y sent habituellement autorisé dans l’écrin cosy de ce lieu. Et nous étions quarante – quelques sièges vides devant moi – à ne pouvoir s’empêcher de bouger la tête, les pieds, les genoux. Ça faisait vibrer toute la rangée des sièges. Il fallait faire attention, à tout moment l’ondulation pouvait prendre de l’amplitude. C’était presque gênant pour ceux du bout qui jetaient des regards réprobateurs en direction des plus agités du centre. Et comme les rythmes de Kidsaredead ne sont pas des rythmes simples, et qu’ils changent souvent, chacun avait un peu son petit groove à lui : ça faisait des tensions contraires sur l’armature des fauteuils, d’avant en arrière, de droite et de gauche, et ça commençait à grincer. Il fallait se contrôler du coup, entre gens civilisés, écouter surtout avec les oreilles, et opter pour un pogo essentiellement intérieur.

À dire vrai, nous aurions pu être quatre Kidsaredeadcents, quatre mille même, sans exagération, parce que ça jouait vraiment du tonnerre. D’explosions en explosions, de ravissement en ravissement, le show tenait ses promesses et amenait de nouvelles surprises. Je me suis laissée prendre dans ses montagnes russes, ses accélérations exaltées, et à chaque pic d’adrénaline, il y avait la voix mélodieuse de Vincent pour me recueillir ; cette voix puissante et juvénile qu’il sait voiler parfois avec une aisance déconcertante, et qui semble remonter de tout son corps depuis ses jambes mobiles et jusqu’à la pointe de ses cheveux, comme pré-amplifiée dans l’électricité de sa guitare – qui n’est plus déjà qu’une extension naturelle de sa silhouette ondulante.
Vincent est joli et fin, on le voit bien sur les photos de presse, plutôt discret. Mais Kidsaredead ressemble bien au monstre vert de la pochette de son disque dessinée par Yaya d’Herman Düne, avec sa langue et ses bras démesurés de virtuose musicien, et surtout, son charme d’alien étrusque auquel quelques illuminés vouent déjà un culte. Sa musique sophistiquée a cet exotisme, et cette témérité, de rappeler des pans assez peu invoqués comme modèles en France, du rock progressif et du jazz-rock de Something/Anything et de A Wizard, A True Star de Todd Rundgren, de Pretzel Logic de Steely Dan ou de Don Juan Reckless Daughter de Joni Mitchell – avec un mélange souple entre des harmonies vocales sunshine pop à la Curt Boettcher, période The Millenium et Sagittarius, mais sans maniérisme, et la désinvolture douée d’Ariel Pink. On y entend une parfaite maîtrise, et en même temps, une forme d’inadaptation. Comme ce freak verdâtre venu de l’antiquité du futur avec ses bouclettes, et sa guitare MIDI sans tête de manche, Vincent a des talents supérieurs mais l’allure amicale et un peu gauche de celui qui est plus occupé à en admirer d’autres qu’à se demander comment les gens l’admirent lui.

KidsaredeadSon disque, The Other Side of Town, est bien plus que le projet solo d’un sessionniste virtuose. Avec ses mélodies à tiroirs, ses canons stéréophoniques, ses textures multicouches de sons de guitare saturés, de synthés analogiques Rhodes, Crumar Multiman, SH101 ou de banjo, il emmène bien plus loin que tous les plans techos de la terre réunis. Vincent l’a conçu tout seul, comme Todd Rundgren ou Stevie Wonder ont fait leurs grands disques, avec un orchestre dans la tête, et une bonne dose de solitude adolescente au creux du ventre. Le tout, depuis Clouange, un genre de Middlesex téléporté en Lorraine, dont on ne peut s’échapper que par un vortex, en se faisant, comme Donnie Darko, un ami imaginaire. Sauf qu’ici l’ami imaginaire n’est pas un lapin géant, c’est « Sister Stereo » ; la sœur la plus fidèle, la sœur par excellence, qui enveloppe et protège de l’inertie d’une petite ville grise et remémore indéfiniment les derniers jours du lycée, la dernière fête, couché sur le sol de la cuisine avec Sarah Jane, avant qu’elle se marie avec « Tom, from the computer store » et qu’elle quitte la ville pour toujours.

Dans le disque, « Sistereo » revient deux fois, avec des variations addictives. Elle raconte une épiphanie, une possession, « I got my sister stereo » – et personne ne me l’enlèvera – et elle raconte une perte, « When I came back from the store / The machine fell down / And it’s broken now » ; mésaventure adolescente d’un jouet dont on a trop rêvé et qui se brise, comme dans un cauchemar, juste parce que c’était ce qu’on avait de plus cher. Entre l’épiphanie et la perte, l’amour qui est possible et la peur infinie de le décevoir – « She’s the one / But I don’t want to waste her time » – ces dix chansons se décomposent et se recomposent, dans des directions multiples, inhabituellement riches de possibilités, géniales, à chaque fois, mais incertaines d’elles-mêmes.


À force d’écoute et d’attention, c’est à la fin ce qui me bouleverse : à quel point la sophistication de la musique exprime la vision de soi la plus humble, jusqu’au découragement, comme dans la sublime « Video Game Over », qui met en tête ces paroles désolées – « I am a failure… I’m no good, I’m no good ». Elles sont chantées dans la langue des bands from the past, de Brian Wilson et de Stephen Malkmus. Mais c’est bien la musique d’un ex-gamin de Clouange, entendue du haut des collines qui surplombent la ville, peut-être même depuis la colline d’Hayange avec sa vierge et son SOS tout rouge monté là par les employés d’Arcelor-Mittal à la veille de la fermeture du dernier haut-fourneau lorrain en 2011. Comme ces grands néons rouges dans la nuit, elle s’élève au-dessus de la grisaille d’une petite commune de Moselle où errent encore les fantômes d’une adolescence : « Ghost of teenage love is waiting/ On every corner of the streets ». Kidsaredead, les enfants sont morts, et la grisaille est peut-être aujourd’hui encore un peu plus dense, mais j’ai ma « sister stereo » avec moi, et elle m’emmènera loin.

L’album de Kidsaredead est sorti en décembre 2013 sur le label belge Hot Puma Records.

En concert le 26 mars à l’International pour une soirée Subjective.

Retrouvez ce texte, accompagné des chroniques écrites par Vincent sur Chris Weisman et NRBQ, sur le site de Subjective.

Mondkopf, Hadès – Forge profonde

Ce qui frappe chez Paul, dès l’instant où on le rencontre, c’est la bienveillance naturelle qu’il dégage. Il a les traits doux et juvéniles et toute sa personne, réservée et attentive, confirme l’expérience éprouvée dès le collège que les goths tout en noir et les fans mutiques de death industriel sont en fait les plus sympas. Sa musique, en regard, donne un peu le vertige. Je ne dis pas qu’elle étonne de lui : elle est parfaitement faite à sa mesure. Mais tout ce que la gentillesse de Paul concède de jour aux attentes des autres s’y éclipse, sans retour. Le gage familier de la parole lui-même n’a plus cours. Il n’y a que la musique, et celle qui sort de sa tête astrale a les dimensions d’une vaste contrée, replongée dans le mythe après des siècles de civilisations urbaines, mais où résonnent encore les restes d’une humanité industrielle.

Mondkopf.jpg

Émergé sur la scène techno en 2006, dans le mouvement de l’avant-garde exaltée et dancefloor des Fluokids, avec le EP Declaration of Principles sur le label Fool house, puis l’album Galaxy of Nowhere, Mondkopf ne vêt pas aujourd’hui des couleurs moins phosphorescentes. Mais la matière qui luit dans son travail toujours si personnel n’est plus vraiment la même. Dans Rising Doom, sorti en 2011, elle était déjà chargée de mercure, d’une gravité faite pour crever le plancher des clubs et les laisser en ruine. Deux EP récents sur le label londonien Perc Trax ont injecté dans cette matière digitale, fabriquée en software et triturée consciencieusement, un fluide plus corrosif, une brutalité cathartique. Dans le rougeoyant Hadès, troisième album majestueux, sorti la semaine dernière, voilà cette matière devenue parfaitement fusible : je l’écoute s’avancer, centimètres par centimètres, comme une épaisse coulée de lave, tandis qu’au loin Vulcain, ou ses répliques post-humaines, continue de battre le fer du monde. De la poussière éternelle (« Eternal Dust ») à la chute des étoiles (« The Stars Are Falling »), dix titres incandescents ordonnent ce chaos, et se coulent les uns dans les autres avec nécessité. On perçoit ça et là quelques sons hérités de l’ancien monde, d’instruments acoustiques : des cuivres, quelques notes de piano et la voix de Paul lui-même.

Cover photo & artwork : Alexandre Guirkinger

Au son lourd des grooves, on imagine entendre des géants fatigués, le corps cliquetant d’élytres disloqués, le pas lesté du poids d’une désolation muette. Paul a un faible pour l’imagerie des Titans. Mais sa gigantomachie souterraine n’a rien d’une imagerie. Elle ne vient pas décorer après coup la musique. Elle est l’effet produit par le rapport même de cette musique au temps. Car chez Mondkopf, comme jamais, la techno défie le découpage du temps. La lenteur épique de sa mesure – que l’on finit par entendre comme démesure – libère le groove de l’idée même de tempo et s’inscrit dans des arches temporelles dont nous ne sommes pas en mesure de voir, d’ici, où finit la courbe, bien qu’à la fin elle se révèle parfaite. Les hooks  ont disparu et les traditionnels « paliers » d’intensité sont si amples qu’ils sont imperceptibles. Le rythme, qui éclate parfois comme un cœur affolé de ses propres battements – dans « Immolate » – , tentant de s’échapper de sa cage thoracique, n’est jamais simplement là pour servir de béquille à l’écoute. À chacun de ses coups, il est expressif. C’est lui qui fait varier le sens des trois Hadès, Hadès IHadès II, Hadès III, avec leur bouleversant leitmotiv de cuivres-cornes de brume. C’est lui qui se métamorphose dans des glas, des frictions, des froissements métalliques arythmiques. Il martèle en somme comme il respire, et sa respiration – comme ce souffle volcanique qu’on entend au début de « We Watched the End » – reste jusqu’à la fin figure vibrante d’une intériorité.

Dans les crevasses brûlantes d’Hadès, on dirait que Paul a déversé sa douleur et qu’il l’a regardée entrer en fusion. L’impression de démesure insufflée par cette temporalité épique, presque wagnérienne dans ses épanchements, est sans doute proportionnelle à la perte. Après ce long chant machinique qui ne s’adresse pas pour rien au royaume des morts, n’importe quelle chanson semble anecdotique. Surtout, la fausse grandiloquence est démasquée. Dans son creuset à la fois intime et cosmique, Hadès dissipe aussi bien l’éther aseptisé de l’ambient fonctionnelle que les prétentions fumeuses des cathédrales vides d’une électro commerciale devenue pontifiante. Les influences sont là et Paul est le premier à marquer des filiations. Dark, doom, IDM, industriel, cette signalétique des genres met aussi un peu sur la voie… mais ni plus ni moins que les recommandations elliptiques d’un berger corse au promeneur téméraire qui compte s’aventurer encore un peu plus loin.
Pour savoir ce qu’il en est vraiment de ce disque, il n’y a pas d’autre choix que de gravir le volcan soi-même, de sentir lentement les gravats brûlants déformer ses semelles et fatiguer d’autant la plante de ses pieds, avant, enfin, une fois parvenu au sommet, de plonger nu dans la bouche de ces enfers qui grondent.




* Hadès  est sorti le 5 février sur le précieux label In Paradisum. Le royaume des morts le célèbre déjà avec le respect qu’on doit aux œuvres les plus telluriques. CD et vinyles sont disponibles en nombre limité. Prévoir une obole.

** Mondkopf présentera son nouveau live le 22 février à la Gaîté Lyrique, crée avec les vidéastes du collectif As Human Pattern.

*** La photo de la superbe pochette est d’Alexandre Guirkinger

 

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Hello Kurt : âme submersible

Hello Kurt_Cover_Bertrand Thiry.jpgL’année s’est terminée et ce qui fut ne reviendra plus. Heureusement les spectres, eux, sont éternels. Dans les premiers mois de 2013, un petit météorite a traversé l’atmosphère : il est tombé quelque part à la surface du net, visible et invisible comme tout ce qui y circule, accessible mais caché, tant qu’on ne sait pas le chercher. Ce petit météorite, c’est le EP de Hello Kurt, baptisé Spectres, à l’image de son existence purement digitale, sans contrepartie matérielle dans le monde des disques, ni dans celui des concerts : cinq titres lunaires où Hello Kurt apprivoise l’invisible et formule l’hypothèse d’une pop mystique, au plus haut des cieux déserts.

« Spectres », « Paneuropean », « Sélénite », « Missa Hercules », « Adieu ma fiancée » : la beauté des titres en dresse déjà la carte mystérieuse. Retour des morts, vieux continent, habitants de la Lune et adieu aux siens : les pierres sont grises comme la tristesse mais elles renferment des cristaux. Hello Kurt les a longuement choisies et entreposées là pour former un sanctuaire. Quand je me décide à entrer, il a déjà quitté les lieux. Je suis l’hôte de sa solitude. Depuis sa grotte, loin d’ici, Hello Kurt me sourit.

Car Hello Kurt est la discrétion même. Il ne foule pas les scènes, il dit peu son nom. Il n’apparaît que dans les limbes des réseaux sociaux, les entrefilets des journaux. C’est l’ombre portée de Xavier, multinstrumentiste et compagnon de route, présence longiligne et elfique à l’œil bleu froid et aux cheveux d’argent, qui m’a intimidée longtemps. Quand je l’ai rencontré, il y a plus de dix ans, je lui trouvais un air de Docteur Manhattan avec sa haute stature, ses mains savantes affairées aux claviers et aux potentiomètres des synthétiseurs, Hello Kurt.jpgson visage de statue et ses tee-shirts bleu électrique. Ingénu extraterrestre pour qui l’humanité a quelque chose d’étrange, je l’ai toujours vu bleu, de corps et d’âme; venu d’une planète aquatique où les circulations de l’eau sont déjà des pensées, et les pensées, de la musique.

Autrefois, il s’appelait « Submersible », et ce nom oublié dit encore la vérité. C’est tout le yin de sa sensibilité ondine qui me rappelle le plaisir de couler, seule, au fond de l’eau, en écoutant les bruits assourdis de la surface, et, contre mes oreilles, l’impact de l’onde dure et des bulles d’oxygène. Ses sons ont souvent ce genre texture aqueuse, cette gravité trouble qu’on imagine régner au fond des mers. Il m’en fabrique  des variétés, coraux de sensations flottantes. Et il ne me déçoit jamais. Car c’est le monde où il respire ; là qu’il est vraiment lui-même, dans ces suites de notes aquatiques, ces contrepoints amphibies, ces compositions translucides, claires au regard et à l’ouïe, où se libère vraiment la profondeur. C’est pourquoi sa musique instrumentale est la plus personnelle, jusque dans les formes plus ludiques et brèves des musiques qu’il compose pour des jeux vidéos. Elle est son corps, son âme, son imagination; celle d’un petit garçon habitué à jouer seul près des eaux profondes, qui mime en murmurant leur léger clapotis, recueille sur ses joues le goût salé des larmes.

Avec ses chœurs de messe noire volés au dictaphone durant une homélie catholique à Montmartre, le titre « Spectres » emporte l’auditeur dans ce genre de flot obscur. Sur la vidéo que Xavier a montée lui-même avec des images extraites du Miroir de Tarkovski, un enfant semble prisonnier d’un rêve, agité de visions, dans une maison de femmes, ouverte aux quatre-vents, isolée dans la lande. Lévitation, apparitions, exorcisme. Le garçon, un pichet de lait à la main, surprend son reflet dans un miroir. Entre des rideaux arrachés et flottants, dans la demeure fantasmatique, le bien et le mal sont féminins, la douceur comme la violence, la tendresse comme la perversité.

Mais Hello Kurt n’est pas qu’enfance. Il parle aux mânes de Kurt Cobain, petit Christ des nineties sacrifié pour nous, et, à travers lui, à son adolescence. Pas pour refaire du grunge, mais pour dire sa croyance naïve en l’éternité des justes, en la survie, à travers le temps, de certaines beautés, que la musique doit pouvoir réveiller. Réveil du contrepoint rigoureux dans « Paneuropean », d’une polyphonie baroque de Josquin des Près jouée au Korg ms10 dans la « Missa Hercules », tracé moderne d’une ligne esthétique européenne : de Bach à Kraftwerk en passant par Arvö Part. Derrière Kurt Cobain, une armée de défunts hante donc Spectres. La musique enregistrée s’y fait « hantologie », archive encore vibrante de la voix des morts. Par-delà les nineties et les guitares sales, les synthés manufacturés dans les années quatre-vingt, des siècles révolus de la musique savante et populaire viennent étreindre cette pop spectrale et amène, simplement inclinée vers l’abîme, en vue d’une communication avec l’au-delà.

Parce qu’une telle communication tient forcément du miracle, de l’évènement paranormal, la musique de Hello Kurt a quelque chose d’un rituel : le temps de son exposition, son déploiement même, est de loin inférieur à celui de sa préparation. Xavier médite toujours longtemps la musique qu’il va faire. Loin des urgences pop, des positionnements immédiats, son instinct le porte vers des voies de patience qu’il semble avoir choisies pour s’assurer de les parcourir seul. Âme musicienne schizoïde, il aime les beautés indirectes, les plus difficile à capter : les ombres et les reflets, les halos de lumière et les filles-hologrammes, le fog et les miroirs liquides.

L’avoir parfois dans ce monde est une chance, je le sais depuis longtemps. Il repartira.

Avec son aura princière, tête baissée, Hello Kurt me fait l’effet du cavalier de l’étrange cover de Surf’s up, où figure d’ailleurs son morceau préféré des Beach Boys, « Till I die » : silhouette presque indistincte, noyée de bleu et de pluie, juchée sur un cheval qui poursuit sa course infinie –  peut-être dans les voies et les possibles de la musique, que jamais, je crois, Xavier ne cessera d’explorer. Au bout de cette course, son « Hello » n’est pas la répétition mécanique d’un « bonjour » pop et ludique : c’est le mot porté jusqu’aux limbes à l’attention des esprits aimés et des morts, par un messager humble et courageux. Un léger sourire aux lèvres, il continue de te dire « Hello », avec la bienveillance obstinée et malicieuse des Maneki-Neko dans la vitrine des restaurants japonais. Du fond de la mer, j’en suis sûre, il t’écoute lui répondre.

www.hellokurt.com

Dans le bois sacré de Ricky Hollywood

Ricky Palais de Tokyo.jpgRicky Hollywood a vu le jour dit-on dans une maternité New Age au son d’un morceau de Jean-Michel Jarre : « Oxygène ». Depuis il cherche l’oxygène promis, et peine à le trouver. Il vit en ville, travaille dans une chambre claire un peu étroite devant un grand ordinateur. Entre les surfaces propres de son monde urbain, il a déjà vu se glisser la poussière et la frustration. Souvent, il angoisse. Il aimerait vivre d’intensités, il passe par du vide. Il veut pourtant que le corps exulte, il se souvient que la musique a ce genre de pouvoir ; il lui consacre tout son temps.

Dans tout ce qu’il a fait jusqu’ici, des dizaines de chansons compilées et/ou perdues, Ricky a le don de susciter une excitation psychique et motrice chez les individus des deux sexes. Avec les secrets technologiques qu’il a conquis de haute lutte, au bout de longues nuits sans sommeil, de spirales créatrices obsessionnelles, il sait stimuler subtilement les corps : par petites touches fluorescentes, par vibrations impures, réflexologie mentale et inconscient sélectif. Il a le sens de l’évidence et l’amour du détail, une tendresse sans arrière-pensée pour le prétendu mauvais goût, une passion réelle pour ce qui est beau, une patience psychotique pour le capter.

Quoique son esprit nostalgique l’incline à n’idéaliser que le possible passé, Ricky vient en partie du futur. Trop perfectionniste pour aimer le présent : il fait souvent son éloge tardif ou anticipé. Avec son nom de skater star has been des rampes du Sunset Boulevard, il antidate déjà l’hypothèse de sa célébrité. Il ne sait pas vraiment s’il la souhaite, il préfère courir autour ou en arrière de la ligne du temps : c’est sa petite éternité, la clé de son ascension pérenne vers le Mont Blanc de la reconnaissance qu’il prend par la face nord, jouissant seulement – mais déjà – des rayons du soleil qui l’attendent de l’autre côtéDans Renaturation, son premier ep officiel, historique donc, et déjà légendaire, qui sort demain, cinq titres hypnagogiques à l’usage de l’esprit et du corps, il y a de cette glace sur laquelle on peut danser pieds nus. « Sur le icefloor, dans le filet de l’amour… De la mort. »

Ricky EP Renaturation.jpgJe ne parlerai pas longtemps des musiques dont vient celle de Ricky, de la kosmische Musik de son enfance, du hip hop de province de ses quatorze ans, de Dire Straits ou d’Optiganally Yours. Si on entend dans le son de Ricky des rescapés numériques des années quatre-vingt-dix tricotés dans des structures progressives héritées de la musique expérimentale des seventies, Ricky fait mieux que les ressusciter. Il est dans chacun d’eux, comme si chaque coup de reverse cymbal, chaque accord synthétique, chaque arpeggio, transitait par le visage, la bouche, les yeux de Ricky, tour à tour, humain et non-humain, métal, chair et plastique, matériau de synthèse renaturé. C’est pourquoi, pourtant pleine d’hommages, sa musique n’appartient vraiment qu’à lui : ample, progressive, fourmillant de détails spatialisés, d’arborescences harmoniques autonomes, elle s’émancipe en une forme d’expression inouïe, ultra-personnalisée.

Ricky Hollywood.jpgOn se représentait hier soir avec mon ami Yann la vision cauchemardesque de cette rickymorphose. Elle a quelque chose d’effrayant, mais elle attire aussi, comme on se porte avec volupté esclave volontaire de tous les authentiques gourous. Ricky a ce pouvoir, et ce pouvoir lui permet tout. Dans la pop blanche érudite un peu repliée sur elle-même que nous pratiquons, il est le seul peut-être à pouvoir balancer avec ses parfaits musiciens de scène Kidsaredead et Fuloma, un long solo arabisant explicite à la fin de « Tu me voudras », ou simplement, à oser passer sa voix live dans un autotune sévère pour répondre vocalement à cet exotique solo. Ces sons qu’on imagine ne résonner que dans des boîtes communautaires de banlieue, Ricky les ramène pour nous comme un bout de vrai monde, de société réelle oubliée, comme ces Juifs et Musulmans qui « se donnent des nouvelles » dans « Partis dans le passé », véritable rétro-utopie urbaine sous hypnose.

Souvent, je suis ressortie hilare de ses concerts, comme shootée au protoxyde d’azote, gaie sans savoir pourquoi, le cœur rebondissant et la gorge chaude, l’esprit pris en otage dans un corps élastique. La musique de Ricky convoque chez moi des sensations musicales primitives. La joie du snap, du roulement de toms – joués léger, racé, élégant, les cheveux fins flottant au-dessus des baguettes –, des mélodies explicites et des notes aiguës pour voix de fausset. Tout cela rappelle en moi une petite fille lointaine attendant que la radio repasse « Run Away » de Jimmy Somerville ou « No Milk Today » d’Herman’s Hermits pour les enregistrer à la volée sur cassette et pouvoir les réécouter en boucle allongée dans ma chambre, en balançant ma tête sur les côtés, à m’en faire d’inextricables nœuds dans les cheveux. Hier soir, encore, au Point Ephémère, j’ai eu ce genre de sensations : bouger la tête, épouser avec fierté et application la voix qui chante, être rappelée à l’enfance de mes émotions esthétiques, devenir cette chanson. Ricky a plu beaucoup aux gens qui m’entouraient, Ricky a converti des esprits distraits, Ricky a prêché, encore, la convertie que j’étais.

Ce lundi 25 novembre, sort Renaturation, le premier ep jamais paru de Ricky Hollywood. Il contient seulement cinq chansons, agencées en un trip addictif au plus profond de la « Rnature » – pour parler comme Doogie dans Mémoires de la jungle – cette nature perdue, puis retrouvée, dans la fiction d’une musique fabriquée loin de la terre et du sol, de la rosée sur les feuillages verts, de l’air pur chargé de nuages et du tendre regard des vaches, avec des synthés d’aujourd’hui et des ordinateurs. Ricky ne t’y fait pas une déclaration d’amour bio, il sait trop bien au fond qu’il n’y a que de l’impur. Mais il a construit pour toi ce château de glace synthétique et il veut que tu lui racontes la campagne. Parce qu’il ne sait plus vraiment si ce paradis existe ou si tout a été inventé. Toi, tu commences pourtant à te souvenir du vent frais qui souffle sur ta nuque, des « petits animaux mignons qui mangent à même la terre », de l’eau glacée qui te rend si vivant. Tu vois des feuilles d’automne cristallisées dans un rêve, tu danses sur le « ice-floor » et te perds, en glissant, dans l’impressionnante « Maison profonde », mais quelque chose, inexplicablement, te réchauffe. Le souffle gourou de Ricky fragile contrôle ta respiration. « Relaxe-toi, ce n’est pas chose perverse ». Entre les roseaux verts de ses beats profonds, ce malin génie de l’égologie bucolique ne te veut que du bien. Pris dans les rayons de l’éros désexualisé de Ricky, l’énergie grisante de la rickymorphose, l’eau, la glace et la profondeur, il se peut que tu te sentes à la fin renaître, rempli de désir, prêt, enfin, sans retenue et sans crainte, pour le sexe.

Renaturation, le premier ep officiel de Ricky Hollywood paraît chez Dokidoki ce 25 novembre. 

Cheval blanc : loin devant

Jérôme-David Suzat-Plessy 1.jpgJérôme-David Suzat-Plessy : ce prénom et ce nom composés évoquent pour moi une sorte d’aristocratie artistique, le nom d’un domaine de province, dont Jérôme-David aurait été le seigneur, il y a longtemps, mais personne ne s’en souvient. Il a quelque chose de Debussy dans le regard, un nez de boxeur, la barbe et le front d’un poète du XIXème siècle. Il porte sur lui l’idéal de la marginalité, avec son air de gentilhomme et sa casquette d’ouvrier, l’histoire et l’intensité de la lutte des classes.

Il est né en 1967. Depuis, il ne fréquente le monde des trivialités adultes que par intermittences. Je devais le voir bientôt. Nous devions prendre un café, « à la terrasse du rêve » (ainsi qu’il le chante dans « Ma ville »), mais comme dans un cauchemar j’ai perdu l’adresse du rendez-vous, ou l’usage de mes jambes pour atteindre ce lieu. On ne s’est pas revus. Il a quitté Paris. Je ne sais pas où il se trouve. J’espère qu’il va bien.

Je l’ai rencontré il y a bientôt cinq ans dans feu le squat du Cercle Pan! qui se situait au 45, rue du Faubourg-du-Temple : Matthieu Diebler et Mathilde Tixier y organisaient de grand-messes d’avant-gardes, punk et psychédéliques, réunissant tout ce que Paris avait de freaks et d’idéalistes. Nous avons vite discuté. Il aime parler de philosophie. Moi j’aime comme il se tient, désinvolte, avec une sorte d’élégance situationniste, très sage et très rebelle, tout dans l’esprit de ses chemises boutonnées jusqu’au col et de ses costumes sombres de collégien.

Jérôme-David Suzat-Plessy.jpgDe quoi il vit? Je ne sais pas. De la sollicitude de quelques amis, de rêves de campagne à la ville, de leçons de piano. Il  » étudie le deuil et la mélancolie ». Parfois, il me pose des questions, avec ce genre d’humilité qui intimide, sur Heidegger ou sur Adorno. Il aborde les concepts avec une précaution religieuse. Il a trop peur de les prendre en flagrant délit de mensonge. Alors il les admire de loin, depuis la poésie, qu’il a apprise sur des claviers de téléphone portable ou d’ordinateur, en écrivant des aphorismes par sms, des poèmes en prose sur un blog. Sur les réseaux sociaux, on voyait surgir des phrases, des fulgurances, sans ponctuation ni majuscules, des appels à l’aide, des déclarations de haine ou d’amour universels. Surtout, revenu d’un projet plus tonitruant et plus populaire, il s’est mis au début des années 2000 a écrire des chansons, sous le nom de Cheval Blanc. Et le blanc lui va bien, tout comme l’idée de cet animal échappé de l’enfance, venu de l’origine ou de la fin des temps, et qui poursuit sa course, peut-être absurde, vers un horizon incertain.

Je me souviens encore du concert épiphanique où je l’ai entendu pour la première fois : ce devait être en 2009. Il jouait seul, avec une jazzmaster et un gros ampli derrière lui. Je me souviens d’un son de lampes, vibrionnant. Il égrenait des accords de neuvième saturés, et il chantait, légèrement saoul. Je me souviens de cette chanson, « Isolement », écrite d’après un poème de Houellebecq, et sa coda intense :  » Et la nuit n’est pas finie, et la nuit est en feu/ Où est le paradis? Où sont passés les dieux? » Le texte n’a rien de très neuf, il évoque Nerval. Mais la façon dont Cheval Blanc le chantait, dans ce mouvement légèrement ascendant des notes, c’était comme un chant d’espoir lesté de désespoir, qui ne peut pas aller trop haut sans mentir, et qui traîne, pour faire durer dans les mots cette nuit qui est bien en train de finir. J’y ai cru comme je croyais en Dieu enfant. Ces dieux désuets auraient paru en toc dans un tout autre contexte, mais dans l’ancienne salle de l’International, Cheval Blanc avait su les rendre réels.

Dans toutes ses chansons j’éprouve cette force, cette capacité à rendre la poésie frappante, à faire briller les traces de ces poèmes parnassiens qui pourraient paraître scolaires et adolescents, ailleurs, mais qui chez lui, passée entre ses bras, sa personne, sa fatigue, éclatent de vérité.
Le romantisme noir des « Amants morts », les accents baudelairiens d' »Indolence », ne sont plus des clichés littéraires : ils se mettent à brûler. Quelques enregistrements sont disponibles, dans les deux volumes de The Art of Demo, Révélations et Révolutions, parus en 2010 chez Bruit Blanc. Ce sont des versions brutes, enregistrées en ville, dans une chambre mal isolée. Leur élan expressif et mélodique se donne sans artifice, avec ses heurts, ses accrocs, au fil d’une voix brisée et tendre. Pourvu qu’on s’y abandonne, il fait gagner des paradis.

Reste que ces deux disques n’étaient qu’une antichambre, des maquettes préparatoires à un album qui devait sortir, mais qui jusqu’ici n’a pas encore vu le jour. Entretemps, Jérôme-David a sorti Collège, un recueil de poèmes, qui sont autant de textes possibles de ses chansons. Le titre joue sur l’idée de collage, mais le collège aussi lui va bien : c’est l’âge où s’ancre sa sensibilité propre, un âge où la pureté est vraiment désirée mais soudain difficile, où l’amour devient plus cruel.

« Dans les bras d’un bébé
J’ai su que les dieux
priaient pour nous deux »

Jérôme-David croit aux êtres vulnérables et à la compassion des tout-puissants. Son art lui aussi a besoin d’attention. Il a déposé sur le net, derrière une porte virtuelle codée, trois ou quatre dizaines de chansons en sommeil. On peut tirer de cette caverne au moins deux albums essentiels. Dans le silence de cette tombe informatique, toute cette beauté attend le baiser de l’industrie ou de n’importe quel mécène éclairé, qui aurait l’argent et la force de la réveiller et de lui donner la vie publique qu’elle mérite. Avant qu’il ne soit trop tard, avant « la mort du monde », écoute Cheval Blanc; il te parle. Et prends-le dans tes bras.

The Art of demo I et II, Révélations , Révolutions, 2010, Label Bruit Blanc

Collège, poésie, paru en 2012 aux Editions Bruit Blanc

Werner Herzog, modèle indie

Werner Herzog, aujourd’hui, n’est plus tout à fait un cinéaste maudit. Depuis le début des années 2000, notamment avec Grizzly man, il est redevenu un réalisateur incontournable, dans le genre obsessionnel et hyperproductif. Ces dernières années, on l’a vu, à l’occasion dans de grandes sauteries du monde du cinéma, mais juste assez discrètement pour signifier à ce monde qui l’a ignoré pendant près de vingt ans qu’il le trouve globalement pathétique et qu’il n’a que très peu de temps à y gaspiller. Son temps, Herzog préfère le consacrer à ses œuvres, tout en refusant qu’on l’appelle artiste ou de crâner sur des photos de making of, assis sur un fauteuil à son nom. Carnets intimes – avec sa broussailleuse Conquête de l’inutile –, livrets d’opéra, mais surtout films, fictions et documentaires, l’œuvre de Herzog est à elle seule une bibliothèque. Sans attendre que les gens comprennent, que les suiveurs suivent ou que les sceptiques y croient, Herzog a fait, fait et fera des films, par dizaines, à la pelle, au rythme d’accouchements successifs, sans répit et sans trêve, quelles que soient les conditions. Pour cette raison seule, outre la qualité de ses films – pour la plupart d’entre eux, très grande – Herzog est un modèle d’indépendance.

werner-herzog « So heap up a little money, then the Devil will shit on it. »

Amasse ce que tu peux, le diable viendra ensuite y ajouter sa chiure. Voilà la règle d’or, la règle absolue de la transsubtantiation indie : de la désaide économique au métal précieux de l’inspiration. Bien sûr, les films d’Herzog ne sont pas toujours pauvres, pas toujours désargentés. Le budget d’Aguirre en 1972 avoisinait déjà les 400 000 $, celui du documentaire en 3D sur la grotte Chauvet, The Cave of Forgotten Dreams (2010), a été estimé à moins d’un million, mais cela reste ridicule comparé par exemple aux 387 millions de dollars qu’a coûté officiellement un film comme Avatar. Ce ne sont pas non plus évidemment les mêmes recettes, ni les mêmes circuits de diffusion. Mais abordons la chose qualitativement : Werner Herzog n’a jamais fait un film avec de l’argent. Quand il en a eu, il a immédiatement envisagé l’impossible – ce que même beaucoup d’argent ne garantit pas : faire transporter un navire au-dessus d’une montagne (Fitzcaraldo, 1982). Chez Herzog, ce qui rend possible un film, ce n’est jamais la garantie financière, c’est d’abord la folie; la folie d’un individu qui se passe les images en boucle dans sa tête avant même de les avoir tournées, le délire d’un homme seul sur qui personne ne mise. Et bien sûr, la force d’une vision du monde. La sienne est d’une rare puissance : humaine mais détachée de tout pathos inutile, à la fois métaphysique et aventurière, obsessionnelle mais jamais figée dans un « rictus »*, dans le diktat d’un style où il faudrait enfermer le monde pour assurer à tous qu’on est bien un auteur. Non, pour Herzog, le monde est ouvert : dans La Grande extase du sculpteur sur bois Steiner(1974), il médite sur un champion de ski et sur sa peur au ventre;Mort à cinq voix (1995),sur la malédiction du compositeur Gesualdo.La Soufrière (1977), est l’histoire hypnotique de la non-éruption d’un volcan et How Much Wood Would a Woodchuck Chuck (1976) fait entrer dans les coulisses d’un championnat du monde des commissaires priseurs de bétail. A chaque fois sans grande garantie financière, en toute folie, mais en toute liberté.

« I’m gonna eat my shoe if you finish that one »

Au jeune Errol Morris, qui se désolait de jamais pouvoir réaliser quoi que ce soit faute d’argent – violoncelliste, il avait abandonné la musique et avait en cours plusieurs romans inachevés , et qui avait en tête un projet de film, Herzog fit un jour cette promesse : « si tu parviens à finir ce film, cette chaussure que je porte là, pour toi, je la mangerai! » Et c’est ce que Werner fit, en public, un jour de l’année 1980, pour la première de Gates Of Heaven, le film achevé, on ne sait comment – « but that’s the way the films are done » – du jeune Errol Morris. Quelques années plus tôt, sur le tournage de Les nains aussi ont commencé petits (1970),Werner promit à son équipe de se jeter sur un cactus si tout le monde ressortait vivant du tournage : et tout le monde survécut, sauf le cactus, sur lequel Werner, homme de parole, se jeta, se blessant durablement. Pourtant Herzog n’a rien d’un performer comme en virent éclore par paquets les années soixante-dix dans le milieu de l’art contemporain, et comme il continue d’en exister. Ce n’est pas un professionnel de la performance, plutôt un homme de symboles, soucieux d’avoir les guts, de ne pas être lâche, au regard d’exigences artistiques et humaines qu’il faut enraciner chez lui dans une vision du monde ascétique, humaniste et profondément volontariste. C’est cette morale et non une complaisance esthétique qui le relie aux arts fascinés par le geste. Mais chez Herzog, s’ils n’aboutissent pas aux œuvres, les gestes n’ont pas vraiment de valeur. Et faire, ce n’est pas seulement essayer, mais vraiment accomplir. Il n’y a que ce qui existe dans le monde qui puisse changer quelque chose

Evidemment, c’est le plus difficile, c’est ce que l’on procrastine indéfiniment. Il est plus facile d’espérer, d’attendre en se plaignant. Mais si l’indépendance a un prix, elle a aussi son incommensurable bénéfice. Face à elle, le choix toujours socialement contingent de voies artistiques s’y teinte d’une couleur destinale. Aussi romantique que cela paraisse, il est des intensités qui n’émergent que d’une certaine précarité. R. W. Fassbinder a remercié un jour Herzog, son aîné de quelques années, d’avoir refusé de le produire, en l’encourageant à avancer le plus possible par lui-même. En s’en remettant aux choix et aux contraintes d’un autre, il n’aurait sans doute pas développé une œuvre aussi personnelle. Rétrospectivement, le gain apparaît évident, mais il fallut sur le moment payer le prix des doutes, de la vulnérabilité et de l’isolement. Et rien ne garantit qu’une success story s’ensuive. Mais les histoires de ceux qui en firent leur chance nourrissent l’espoir de ceux qui se sentent maudits. Il faut faire, quoi qu’il arrive, si nous en avons le désir, et le diable viendra…
Dans le contexte actuel de déliquescence de l’exploitation industrielle de la musique, le sherpa Herzog me fait l’effet d’un prophète. Il me donne des repères, d’éthique, d’audace, de dignité.

*W. Herzog, Manuel de survie, entretiens avec Hervé Aubron et Emmanuel Burdeau, Capricci, 2008.